Le déconfinement ! Enfin ! Pour les vieux geeks, c'est la certitude de pouvoir pianoter sur un MacBookPro flambant neuf (acquis à vil prix avec les indemnités chômage intermittent du spectacle) des articles de blog inutilement bardés de références et surchargés de liens hypertexte jusqu'au bout de la nuit du couvre-feu, reculé ce soir-là vers 21 heures (heure tardive à laquelle je suis d'habitude en train d'appeler les gendarmes pour dénoncer les incivilités de mes voisins, juste avant d'aller dormir du sommeil du juste) attablé en terrasse d'un troquet après avoir soudoyé le loufiat, en fumant clope sur clope, aussi gai que tous les tondus de la Libération, c'est-à-dire sans saluer personne, ne participant à aucune tournée générale ni libation imbécile se réjouissant avec une amnésie miséricordieuse de retrouver une liberté bien éphémère, fragile et surtout dérisoire, n'oublions pas, c'est important la dérision même s'il ne faut pas en foutre partout (de toutes façons vous êtes comme moi : votre prison n'a qu'un barreau, et vous tournez autour).
Concernant Joost Swarte, j'avais tout oublié, et je me contentais très bien jusqu'ici de posséder charnellement mon recueil d'histoires brindezingues "L'art moderne" paru jadis chez Futuropolis, dans la traduction pleine de tournures étranges de son compatriote Willem, à qui les histoires de gandins timorés de Swarte font souvent songer, et d'ailleurs Willem en signe une au scénario. Autant je vénère Willem comme illustrateur et dessinateur politique, autant je n'ai jamais compris grand chose à ses albums de bande dessinée, à part les babioles cruelles qu'il ciselait pour la première série du Petit Psikopat Illustré. "L'art moderne" , donc : dos toilé, payé soixante et onze nouveaux francs cinquante à la Fnac en 1989, d'après l'étiquette adhésive qui a fusionné avec sa proie, alors qu'aller à la Fnac n'était déjà plus un geste politique aussi fort que d'acheter Charlie Hebdo, qui de toute évidence a cessé de paraitre entre 1982 et 1992.
Et la Fnac s'en était aussi pris une grosse dans les miches lors de l'attentat de la rue de Rennes en 1986; et dans "Esclaves de la Seringue", Willem et Swarte avaient quand même mis en scène un sosie de Moshe Dayan, ce qui revenait un peu à chercher la merde avec le Mossad; heureusement, à l'époque Francis Lalanne n'était pas encore complotiste, et n'avait pas fait de chanson pour donner du liant genre béchamel à ces évènements tragiques. "L'art moderne" re-donc, recueil malicieux et acidulé d'histoires branquignoles, pataphysiques et sanglantes, légèrement nihilistes, aussi, mais sans poids réel, pas un truc réaliste et lourdingue comme Michel Fourniret en BD, juste quelque chose pour s'amuser en inventant le "trash clean®" au passage, comme un improbable remède à la mélancolie, trait ligne claire impeccable, pantalons frais repassés, seul Ted Benoit se hissa un peu plus tard à ce niveau d'hergéification picturale, avec des scénarios moins destroys et plus ambitieux.
Dans Total Swarte, on trouve les exercices de style de Raymond Queneau en BD (2008) : un pas de plus vers la ligne Clerc. |
C'est ainsi que j'appris ce que nul n'est censé ignorer : que Joost Swarte inventa l'expression "ligne claire" lui-même en personne. Il y a des gens, ça leur aurait suffi. Lui, on l'avait repéré jeune, dans Charlie Mensuel, passant aussi inaperçu que si Hergé avait dessiné Tintin bourré en train de gerber, comme le chantèrent plus tard les Satellites. Un trublion de la BD comme elle en produisait alors beaucoup, issu de l'underground hollandais et de la bande à Tante Leny, que je salue au passage, bonjour tata.
Aucun dessin de Crumb n'a mieux vieilli que les autres. Sauf peut-être son biopic sur l'expérience religieuse de Dick. |
On peut aussi les penser terriblement datés, puisqu'issus du mouvement Provo, et que la provocation, d'où qu'elle émane, vieillit encore plus vite et souvent plus mal que l'objet de son ressentiment, mais on se rappelle alors que Zap Comix, la légende du comix underground américain des années 60 et 70 n'est paru en français que l'an dernier, dans une édition luxueuse, donc laide et dévoyée, et surtout 50 ans trop tard, mais ne boudons pas notre indifférence, car l'underground peut encore susciter des vocations, étant donné que quand on se révolte contre cette société de merde on a toujours 20 ans, que les grands penseurs et contre-penseurs de la société de consommation, les Barthes, Baudrillard et consorts situationnistes ont énoncé des évidences dans lesquelles nous sommes toujours englués depuis les années 60, et notre perception de l'underground hollandais que nous méconnaissions jusqu'à tout à l'heure brille soudain de mille feux, surtout que Swarte a quitté la BD à peine après y avoir connu son heure de gloire, comme s'il avait été déçu par le potentiel du médium, cf son manifeste "Misère de la bande dessinée" (1985)
l'oeil de Willem dans Libération |
Et si on se dit que quand même, les dessins politiques de Willem parus dans Libération ces 30 dernières années vieilliront mieux avec leur méchanceté vitriolée que les petits mickeys rétros de Swarte, on découvre juste après un article du blog que Jean-Pierre Filiu anime sur le Proche Orient, dans lequel Hassan Dekko, un trafiquant syrien déjà arrêté après la découverte en Malaisie d’un chargement de 16 tonnes de captagon, une amphétamine particulièrement puissante, est soupçonné d'avoir truffé un chargement de fruits (des grenades, en plus) de comprimés de sa chnouffe, en provenance du Liban et à destination de l’Arabie saoudite.
Les cigares du Pharaon de Tintin sont enfoncés, défoncés, et on se prend à rêver d'un retour aux affaires de Willem (qui a récemment pris sa retraite de dessinateur politique) et de Swarte, qui a quitté la BD depuis belle lurette, après lui avoir reproché de n'être pas à la hauteur de ce à quoi elle pouvait potentiellement prétendre.
Et Total Swarte devient un témoignage de plus sur le quart d'heure de la BD underground hollandaise, ultime avatar en date de la peinture flamande du XVIIeme siècle.
On peut aussi méditer sur la mauvaise humeur d'un lecteur de Swarte, dont les arguments sont plus ou moins fondés, mais qui écrit mieux qu'il ne dessine :
Un compte-rendu lors de la sortie de l'album :
Une interview de Swarte, bien après que la poussière soit retombée sur le champ de bataille :
Un blog épatant sur la ligne claire et sur Swarte
Résumé : Joost Swarte a inventé le terme "ligne claire" mais aussi sa version le "trash clean®" . Il a expérimenté le medium bande dessinée, puis il est parti voir là-bas s'il y était. Et en vérité, il y était.
Et en plus, comme ils le disent bien chez planète bd et sur le site d'amazon, l'album est tout petit ! Quelle bande de gougnafiers, chez Denoël !!! |
Et en plus ça payait mieux.
RépondreSupprimer;-)
RépondreSupprimeron peut pas tous finir chez Daniel Maghen
https://www.actuabd.com/Gibrat-un-maitre-de-la-lumiere
Et du coup j’ai soigneusement noté le blog Ligne Claire qui est fort intéressant (et dépasse la ligne claire).
SupprimerTu parles sans doute de https://imagomoderna.blogspot.com/ Bonne pioche. Il n'écrit plus beaucoup, c'est dommage.
RépondreSupprimerEncore un qui s'est lassé des blogs.