jeudi 11 septembre 2025

Knower : The Government Knows (2016)

En France, le rock rigolo, à vocation parodique ou abrasive, est une tradition vivace, et dispose de racines vigoureuses bien implantées dans le fécond terreau du "bête et méchant" né avec Hara-Kiri dans les années 60, je dis ça comme si j'avais avalé un critique de rock genre Phil Manœuvre quand il était petit, mais j'ai un peu étudié le sujet, bien qu'à ma connaissance, Ramon Pipin (qui en est le parrain encore bien vivant, même s'il n'est que 12h23, sauf à vouloir remonter à Henri Salvador puis par son truchement à Ray Ventura, et ensuite à Rabelais) reste bientôt le seul représentant encore en activité de cette tendance à mélanger humour et musique musclée.
Et je ne vois pas beaucoup d'artistes américains s'aventurer sur le terrain de la critique sociale par le biais d'une ironie décapante, à part Frank Zappa, mais ses blagues sont souvent difficiles à décoder pour nous, les mangeurs de grenouilles, et puis il est mort en 1993, et il persiste à le rester, ce qui est une blague d'assez mauvais goût, mais il faut faire avec, c'est à dire sans. 
Je suis donc ravi de découvrir le groupe Knower, une des émanations de Louis Cole, un musicien polymorphe qui s'épanouit tous azimuts, pour le dire proprement.
The Government Knows est un scopitone qui s'amuse à détourner joyeusement les codes de l'electro funk pop technoïde (les joyeux lurons semblent sortir du Suicide Squad de James Gunn, que je te conseille fortement) pour délivrer un message libertaire et éveiller les consciences. Ils parviennent à se moquer simultanément du folklore rock, des conspirationnistes, des masturbateurs, et de sans doute pas mal d'autres trucs dont je n'ai pas les filtres culturels pour les décoder tout de suite, mais le gouvernement y travaillera dès qu'il sera constitué. Et quel tintamarre !


Le gouvernement sait
Le gouvernement sait quand tu te masturbes
Le gouvernement sait quand tu te sens seul
Et il se fait tard, et tu es assis à la maison
Regardant droit dans ta webcam
L'Oncle Sam te regarde
Regarde-le dans les yeux, les couilles à la main
Et mets-la lui, à ce connard
Fixe l'écran en envoyant la purée
Le gouvernement te regarde en retour
C'est comme ça qu'ils te connaissent le mieux
Avec une bite dans la main droite et une souris dans la main gauche
(..)
La taille n'a pas d'importance pour la CIA
Ils peuvent voir ta bite depuis l'espace
(..)
Ils sont partout, ils sont omniscients
La seule bite qu'ils n'ont pas vue est celle d'Edward Snowden

En France, cette chanson marcherait moins bien, car si tu remplaces "Oncle Sam" par "François Bayrou", ça fait quand même beaucoup moins peur... ou alors faut impliquer Retailleau, mais difficile de se masturber en évoquant sa figure tutélaire...

Un avis très pertinent, et en français :
"Un peu comme une réincarnation californienne de Areski et Fontaine 50 ans plus tard."
https://rateyourmusic.com/release/album/knower/louis-cole-and-genevieve-artadi/

Le wiki (en anglais) de Clown Core, une autre incarnation de Louis Cole, est absolument hilarant, tout autant que leurs vidéos maléfiques

mardi 2 septembre 2025

Le foreverisme, pour toujours et à jamais (2) : le reboot du spin-off du prequel

L’avenir n’est plus dans le progrès ? 
Très bien, rapportons le passé dans le présent 
et faisons en sorte qu’il ne nous échappe plus jamais. 

Donald Trump (raconté par Grafton Tanner)

Mais le passé n'a pas d'amis
Quand il vient lécher les statues
On m'a reléguée dans la nuit
Au milieu des vieux tas d'invendus

Hubert-Félix Thiéfaine

les gars du marketing, c'est que de la racaille.
J'ai du mal à me remettre de ma rencontre récente avec le foreverisme, ce concept marketing forgé par des industriels soucieux de prolonger la vie commerciale de produits ayant dépassé leur date de péremption y’a déjà un bail, concept dont j'ai immédiatement élargi le spectre pour découvrir qu'il gangrénait les fondements de mon existence depuis son origine. Et question gangrène dans le fondement, j'en connais désormais un rayon de radiothérapie.
J'ai déjà copieusement grabouillé, raclé et regrifougné l'article précédent comme un putain de palimpseste pendant que vous dormiez, j'en attaque donc un nouveau. J'ai découvert que le foreverisme ne concernait pas que les films de superhéros tentant d'endiguer le déclin de l'empire américain, les clones australiens en simili Pink Floyd ou les disques posthumes de Jimi Hendrix enregistrés sous la pluie à travers un sac de couchage... 

Je vois bien que les tentatives périodiques de Métal Hurlant de ressusciter l'héritage de Dionnet ou celles de LFI pour ressusciter celui de Staline, les relances constantes du Centre des Impôts et celles d'anciennes meufs égéries soi-disant retirées du marché voire de la galaxie, le succès grandissant des franchises évangéliques pour rebooter le christianisme, tous ces phénomènes rentrent dans la même catégorie des produits culturels obsolètes qu'on ressort sur les présentoirs au cas où le consommateur prisonnier de ses pulsions ne fasse plus la différence entre l'original et la contrefaçon. 
C'est lui accorder bien peu de jugeote, en attendant que l'IA finisse son travail de décervelage. Disant cela, je confonds malicieusement comme un imbécile heureux le concept de "produit culturel" à décliner ad libitum avec la tendance de mon esprit à croire éternelles des choses disparues, à mélanger comme un imbécile malheureux le passé et le présent, au risque de trouver à mon futur un petit goût de déjà vu, de déjà vécu, mais en moins bien, l'âge venant diminuer les plaisirs quand il ne les abolit pas tout court, comme en atteste mon état un peu prématuré à mon goût de retraité sexuel. On ne choisit pas ce qui nous arrive, on peut juste moduler notre façon d'y réagir.

L'astuce ultime du foreverisme, c'est la zombification.
Seuls les morts étant immortels, 
ils sont aussi corvéables à merci et déclinables à l'infini.
Le reboot de Bambi mort-vivant, je le sens moyen.
Je vais y envoyer mes petits-enfants
en éclaireurs avec mon pass Culture.
Non seulement je combats le foreverisme culturel mais je dois aussi le traquer en tant que croyance erronée en la permanence des choses et des êtres. Heureusement que je n'écris plus sur mon blog de slips sales, ça serait un bon prétexte pour m'y lamenter de ce biais cognitif, une fois franchie la limite au-delà de laquelle mon ticket n'est plus valable. Comme George R.R. Martin, qui n’a selon Télérama que deux passions : ne pas écrire la suite de Game of Thrones, et se plaindre dans la presse de ne pas y arriver. 
Dans le temps je me disais "si le sentiment survit à la personne qui l'a suscité, c'est que c'était pas une hallu", formule-choc dont le sens s'est un peu perdu. Enfin, je vois bien pourquoi je disais ça, et je comprends aussi pourquoi je ne le prétends plus : l'autre jour, au bureau, j’ai fait pleurer une fille. Il m'a suffi d'évoquer un certain incident, elle est remontée dans son souvenir et crac ! elle l'a revécu, c'était très douloureux, et ça a tout de suite débordé. Mes gros pieds dans ses petits plats. Quel con. C'était sans intention malveillante au départ, et quand je lui ai expliqué en sus, aussi déconfit qu’un fruit périmé, que ça faisait longtemps que je n'avais pas fait pleurer une femme, vu que je n'ai plus de prostate, elle a réussi à pleurer de rire en même temps ! et elle est repartie vers son bureau dans ce triste état, j'espère qu'elle avait une culotte de rechange ! Ca m'a appris à distinguer l’hypermnésie émotionnelle de l’hypermnésie autobiographique qu'on trouve parfois sur des blogues de vioques, même s'ils inventent la plupart des détails comme ça leur chante.
Pour l'esprit, les barrières temporelles sont plus perméables que les spatiales. On les franchit par la pensée, et ça peut aller assez vite. Une photo de facture donne le mal du pays, et très peu de choses séparent la nostalgie (l'acceptation du manque né de la perte, acceptation qui peut être elle-même joyeuse) du foreverisme, le désir forcené de permanence, qui en est l'antithèse et le déni.


Cette planche de Goossens illustre bien
les inconvénients de revivre un traumatisme rien qu'en l'évoquant...

L'identité, c'est la mémoire, donc c'est normal que mon esprit fasse souvent des "accès disque" vers des évènements passés, c'est la façon qu'il a de se renseigner sur la légitimité de la tache qu'il est en train d'effectuer. Que ma conscience passe une partie de ma vie diurne à revivre des choses en esprit dans l'espoir d'y changer quelque chose ou de les revivre en mieux, ça aussi, c'est humain. Tant que je reste conscient de ce bruit de fond (faudrait que je creuse la question du Réseau du mode par défaut) et que je ne le laisse pas me submerger, je pense que ça va. C'est gérable. Je ne suis pas comme Robert Fripp, dont le projet, depuis ces dix vingt dernières années, est sans ambiguïté : retourner en 1973, y établir un campement provisoire, puis une colonie de peuplement.
Il cumule ainsi une approche marketing et le handicap psychologique du foreverisme.
Mais tout ça ne nous rendra pas Frank Zappa, que j'ai revu l'autre soir jouer Chunga's Revenge dans feu l'émission Chorus d'Antoine de Caunes qu'on regardait à la télé le dimanche midi en se demandant ce qu'on ferait quand on serait grands, sans savoir qu'on serait alors pris dans une boucle temporelle à rechercher les émissions télé de quand on était petits.
https://jesuisunetombe.blogspot.com/2010/01/what-ever-happened-to-all-fun-in-world.html


vendredi 15 août 2025

Le foreverisme, pour toujours et à jamais

Dans la volupté indicible et d'une actualité sans cesse renouvelée (en tout cas jusqu'à aujourd'hui) de l'éternel instant présent, je découvre le foreverisme (à ne pas confondre avec l'éternalisme d'Alan Moore) grâce à Télérama.
Si vous n'êtes pas comme moi un abonné Premioume® du magazine, qui se veut une déclinaison des Inrocks à destination des boomers blancs racisés intersectionnels et fétichistes,(1) en plébiscitant à tout prix des artistes issus de la diversité, quitte à faire fi de leurs qualités artistiques intrinsèques, vous n'aurez pas accès à l'article en entier, que je vous forwarde.

En 2012, le critique musical britannique Simon Reynolds publiait Rétromania, un essai dans lequel il interrogeait l’obsession de la pop music à recycler son passé au lieu d’inventer un avenir. Treize ans plus tard, le philosophe américain Grafton Tanner s’est penché sur cette crise de nostalgie aiguë qui semble frapper toujours plus la pop culture. Il en a tiré une conclusion contre-intuitive : la rétromanie aurait été remplacée par une autre force marketing — le « foreverisme » —, un passé transformé en présent perpétuel plus lucratif encore pour les industries culturelles. Il s’en explique.

À première vue, le foreverisme ressemble à une version extrême de la rétromanie…
La nostalgie est une émotion humaine. Tout le monde y est plus ou moins confronté, en réaction au changement ou au temps qui passe. La rétromanie cherchait à susciter des sentiments nostalgiques chez les auditeurs. À l’inverse, le foreverisme redémarre le passé pour l’enfermer et en saturer le présent afin qu’il ne manque plus à personne. Au fond, le foreverisme veut détruire la nostalgie. Il s’inscrit dans une longue lignée de discours qui, tout au long de l’histoire, l’ont combattue. Le terme « nostalgie », inventé en 1688 par un étudiant en médecine, Johannes Hofer, décrivait au départ une maladie mentale à vaincre. L’armée pensait qu’elle démotivait les troupes. Et contrairement à ce que certains pourraient supposer aujourd’hui, les sociétés capitalistes ont une véritable aversion pour cette émotion qui incite les individus à la réflexion, à la pause, au souvenir ; plus rarement à travailler ou à produire.

Les Covid triplet foreverism sisters :
"Viens jouer avec nous, Danny. Pour toujours, et à jamais."
Oui, et fais voir ton passe sanitaire, aussi.

De quand date l’invention du foreverisme ?
Le terme a été popularisé en 2009 par TrendWatching, une publication de conseil en marketing. Il s’agissait de donner la priorité aux expériences durables (le forever, « pour toujours ») afin de répondre à l’obsession du marketing pour les expériences éphémères et uniques (le now, l’instant présent). Au cours des années 2010, cette approche est devenue une stratégie viable dans les secteurs du divertissement, de la technologie, de l’automobile et de la consommation.

Auriez-vous des exemples ?
Les groupes de rock qui continuent sans un seul membre d’origine, l’expansion des « univers cinématographiques » de superhéros à succès comme Marvel. Les sociétés de production relancent de vieux récits mais, surtout, font durer ces histoires afin d’intéresser les fans le plus longtemps possible, et en tirer davantage de profits.

Aujourd’hui, beaucoup de gens pensent vraiment qu’aller de l’avant, c’est aller en arrière.
On a le sentiment que le foreverisme naît avec Internet…
Pas exactement, mais il s’est développé parallèlement à la croissance de la technologie, en particulier lorsque les sociétés de divertissement ont multiplié les redémarrages de franchises (reboot), et que le streaming est devenu le modèle économique. Grâce à lui, Disney a rendu son catalogue accessible en permanence, après avoir utilisé la rareté pendant des années, pour vendre ses nouveaux films : des versions contemporaines de ses classiques.

Le foreverisme est-il une nouvelle version du conservatisme ?
Cela sert ses intérêts, c’est certain. Quand il s’agit de pop culture, on se dit que cela n’est pas très grave. Mais en matière politique, c’est plus inquiétant. La foi dans le progrès a été ébranlée au XXᵉ siècle, alimentant le discours foreveriste. Mais paradoxalement, le discours progressiste avait lui aussi combattu la nostalgie, en refusant d’accepter cette émotion qui ralentissait le progrès. D’une certaine façon, Donald Trump a joué avec. Il a dit : « L’avenir n’est plus dans le progrès ? Très bien, rapportons le passé dans le présent et faisons en sorte qu’il ne nous échappe plus jamais. » Aujourd’hui, beaucoup de gens pensent vraiment qu’aller de l’avant, c’est aller en arrière. Même si cela est impossible. Car l’illusion foreveriste se situe là : le passé disparaît en réalité. Et personne ne peut rien y faire.

Foreverism. Quand le monde devient un jour sans fin, de Grafton Tanner, éd. Façonnage.


Il me semble que le foreverisme, dans ses efforts marketing frénétiques pour nier la réalité de l'impermanence de tous les phénomènes, ne fait qu'exhiber son propre échec en tant que simulacre; qui va voir en concert The Australian Pink Floyd ou Queen Extravaganza (le groupe de reprises officiel de Queen), se raconte à lui-même le mensonge d'être confronté au Vrai plutôt qu'à l'ersatz. (au fuck simulé, lol). C'est pas un crime, et grand bien lui fasse, s'il tire un plaisir sain d'une croyance qu'il sait erronée. Je ne lui jetterai pas l'abbé Pierre, je me tape bien Alien  : Earth en espérant que Noah Hawley, brillant showrunner des séries Legion, Fargo et The Unusuals, retrouvera le lustre du Ridley Scott d'antan qui avait magnifiquement épouvanté ma jeunesse avec le premier Alien. La grâce des première fois. Face à l'épuisement des imaginaires, la tentation est grande de réinvestir des formes anciennes, et de voir si on peut les remplir d'espérance nouvelle, comme disent les chrétiens charismatiques. 
John Warsen dénonçant les mirages
du foreverisme sur une plage californienne
(droits réservés © 2008)
Et pourquoi pas ? Je ne sais pas si c'était mieux avant, mais je sens bien que ça va être pire après. Et je trouve que sur le plan créatif, on n'a jamais fait mieux que le mec qui a inventé les années 70. Donc je suis à priori le cœur de cible des rois du marketingMais c'est dans ma vie intime que je découvre que le foreverisme, comme Alien, est planqué dans des coins sombres où j'ai du mal à passer le balai, il déplace des caisses dans l'entrepôt de mes souvenirs et me fait croire que des choses sont encore là alors que ça fait bien longtemps qu'elles se sont tirées avec l'argenterie après s'être essuyé les fesses dans les rideaux du salon. Ca vaudrait le coup de faire mon deuil (les saluer et les laisser partir comme le suggère Jack Kornfield dans "Après l'extase, la lessive") plutôt que de m'entêter à me raconter des histoires. Je comprends qu'à partir d'un certain âge, on se dise que si on avance encore, c'est vers la mort. Mais reculer, c'est aller à rebours de la vie, et "ça ne plaisante pas du tout de ce côté-là", comme le notait Henri Michaux. Et c'est absurde de croire que le passé constitue un refuge sûr. Il est juste le tombeau de lui-même. 
Il y a aussi la difficulté à être dans l'ici et le maintenant, qui rend sans doute sensible aux sirènes vérolées et putassières du foreverisme. Oh putain, c'est beau, ce que je dis, mais faudrait que j'aille au Super U avant qu'ça ferme, c'est déjà scandaleux qu'il soit ouvert en matinée le jour de l'assomption, mais autant en profiter.
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(1)j'ai entendu hier une journaliste décrire en ces termes peu flatteurs les gars pâlots affligés de préférences sexuelles exotiques, et bien sûr ça m'en a mis un coup.

[ Mise à jour du 17 Aout ]
Je découvre une référence au foreverisme dans l'excellent quoiqu'effrayant article d'Olivier Ertzscheid
Selon le journal Les Echos, l'IA serait prochainement mise à contribution pour cloner les comédiens de « Caméra Café » et générer de nouveaux épisodes de la sitcom, en les "modernisant". Qu'avons-nous fait pour mériter ça ? Les enjeux techniques, éthiques, juridiques et économiques de cette foreverisation sont aussi abordés, et ça fait trop peur, qu'on se le dise.
L'article renvoie ensuite vers Usbek & Rica : 
et évoque l'instrumentalisation politique de la nostalgie par Trump et ses sbires transhumanistes, à vous dégouter d'éprouver ce doux sentiment pour toujours et à jamais. Et tout en bas de l'article, une vignette du barde de Northampton (celui qui finit ficelé avec un baillon sur la bouche dans les banquets de Grands-Bretons à la fin des albums d'Astérix en anglais) renvoie vers son interview, qui attribue la mort de la contre-culture à l'arrivée d'Internet, et en vient à postuler que " peut-être que le meilleur espoir pour l’avenir, c’est que la nostalgie actuelle finisse par mourir avec les personnes nostalgiques, et que dans le futur, personne ne regrette Donald Trump, Vladimir Poutine ou la pandémie..." Encore faudrait-il que demain advienne. Avec le foreverisme, c'est de moins en moins probable. " Demain n'arrive jamais", c'est pas le titre du prochain James Bond, ce parangon de la fiction foreveriste ? Pour toujours et à jamais, qu'on vous dit. 

lundi 28 juillet 2025

Jan Bang – Reading The Air (2024)

La chenille n'a aucune envie de devenir papillon, mais la Nature ne tient aucun compte de ses opinions, et Bing ! en un battement d'ailes, Jan Bang est devenu David Sylvian. A force de trainer dans son ombre, ça devait arriver. 
Sur l'album Reading The Air, la métamorphose est achevée. Si on était méchant, on pourrait même dire David Sylvian en mieux, en plus pop, mais on n'est pas comme ça. N'empêche même que sur la chanson Delia, on dirait plutôt la réincarnation de Daniel Lanois, période Acadie (1989) quand la foi chrétienne n'avait pas encore ravagé son modèle. 
On ignore ce qui a ravagé David Sylvian, à part son légendaire dolorisme arty, pour qu'il se fonde dans son environnement au point de disparaitre à la vue du commun des mortels. Mais on trouve bien de nos jours une église évangélique à Lannion (22), alors va savoir. Sans vouloir présumer des paroles, que je ne capte qu'à moitié, que ce soit chez Bang ou chez Sylvian, si l’autodénigrement, voire l’auto-insatisfaction peuvent fournir du carburant à l'artiste, mon homélie du jour porte sur le fait que l’important, si on veut s’améliorer, afin d’avoir une vie apaisée, c’est de cesser de parler de soi, en bien comme en mal. 
Faut s’effacer, comme je le disais récemment dans les commentaires de ce blog nonobstant consacré à mon opinion sur les oeuvres des autres. Hier encore, je rétorquais à un collègue qui me reprochait d’évoquer trop souvent en public mes maladies récentes, disant que je risquais d’être étiqueté « cancéreux » : 
Je suis le premier à coller des étiquettes aux gens : « cancéreux », « noir » « femme » … j’ai l’impression de ne pas pouvoir m’en faire grief directement, j’observe que c’est le cerveau qui est câblé comme ça, parce qu’il a besoin d’aller vite dans la reconnaissance des formes, et ce depuis le Néolithique (distinguer le danger potentiel de l'allié naturel en quelques centièmes de seconde)
pour désamorcer ma propension à distribuer des étiquettes (« homosexuel » , «  mec de droite » , « journaliste à ICI » lol ), pas d’autre alternative que d’aller à la rencontre de l’autre. Briser la glace. Sortir de l’anonymat pour entrer dans l’intimité de la relation. Dans les limites de la décence, bien sûr. C’est une question de curiosité, plus que de bienveillance, ce concept bisounours pour managers RH.
Bref, voilà pourquoi je ne me préoccupe pas trop qu'on me colle l’étiquette « malade ». Chez moi, ça a toujours été la valse des étiquettes, et c'est une des moins pires. Je m’en remettrai.
L’ennuyeux, avec un tel comportement, c’est éventuellement de s’attacher à son identité de malade. Se rappeler qu’on ne l’a pas toujours été, et qu’en essence on est bien autre chose.
Mon opinion sur les autres : la newsletter qui fait référence
dans le Landerneau des jeunes qui le sont restés trop longtemps.

Merci à benzinemag pour le signal d'alerte

mardi 8 juillet 2025

Psychopathologie du téléchargement illégal

Au bout d'un moment que je bourrine des sites de vente en ligne et que je découvre de nouvelles pelletées de romans de lui dont j'ignorais absolument l'existence, je me rends compte que j'ai envie de Silverberg comme j'aurais envie de clopes, d'alcool ou de porno. Pour apaiser la tension née d'un désir insatisfait et auto-engendré.
Trop ballot.

Ca fait des lustres que je prétends écrire un de ces jours un article sur la psychopathologie du téléchargement illégal; pas quelque chose sur les conséquences néfastes du vol à l'étalage cybernétique sur le commerce ou la culture, non, rien que du vécu, de l'intime, quand ça tourne mal du point de vue des utilisateurs. Le titre de l'article divulgâche quelque peu le contenu attendu. Psychopathologie, ne riez pas, car comme l'alcool, la dope, le gaz hilarant, les playlists Spotify ou la pornographie, le partage de fichiers peut devenir une passion néfaste, débouchant sur une addiction, et la malédiction des fichiers hébergés sur disque dur ouvrir un enfer un peu pénible à traverser, pour soi et pour ses proches, une fois qu'on est prisonnier de l'inutile
(cf le tuto de la soluce : si tu traverses l'enfer, surtout ne t'arrête pas, disait Churchill, et n'oublie pas de ramener le pain, ajoutait sa femme.)

le geek intrépide, juste avant de se lancer dans l'aventure
de traverser l'enfer sans slip de rechange 

Je crois que l'heure est venue de me confesser devant mes cyber-pairs. Cette arlésienne de l'article remis à tantôt n'a que trop duré, et mon état s'est aggravé pendant des éons, longtemps avant que le ministère du Blasphème et du Download me tombe dessus, et je lève le pied grâce à la riposte graduée avant que ça finisse encore plus mal que ça n'avait commencé.
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Deuxième avertissement – Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom)
Madame, Monsieur,
 
Il a de nouveau été constaté, par procès-verbal, le dimanche 16 mars 2025 à 06 heures 19 *, qu’une ou plusieurs œuvres ont été téléchargées ou partagées depuis votre accès à internet, en violation des droits d’auteur. Ces faits peuvent constituer une infraction pénale.

Faits :

Vous avez souscrit un abonnement à internet auprès du fournisseur d’accès à internet ORANGE/FRANCE TELECOM, vous êtes donc légalement responsable de l'utilisation qui est faite de cet accès. Vous avez déjà reçu une première recommandation par voie électronique (chris**.p*@orange.fr) le 5 mars 2025 car votre connexion a été utilisée pour mettre en partage, sans autorisation, des œuvres protégées par le droit d’auteur.

Depuis, de nouveaux faits ont été constatés à partir de votre accès internet :

  • L'album/La compilation/L'œuvre musicale « Fortaleza » de Bernard Lavilliers le dimanche 16 mars 2025 à 06 heures 19 (GMT), par l'intermédiaire du protocole « BitTorrent » (logiciel qBittorrent) , depuis l'adresse IP 2.1*.1*.1**

Conséquences :

Si, malgré les avertissements reçus, votre accès à internet est à nouveau utilisé pour des mises en partage d’œuvres protégées, vous êtes passible de poursuites devant le tribunal de police pour contravention de négligence caractérisée. Vous risquez alors une amende d’un montant maximum de 1500 € (7500 € pour les personnes morales) en application de l'article R. 335-5 du code de la propriété intellectuelle.

Pour plus d’information à ce sujet, vous pouvez consulter le site internet de l’Arcom : https://www.arcom.fr/

Le téléchargement illégal prive les créateurs de leur rétribution et représente un danger pour l’économie du secteur culturel. Il vous expose en outre, vous et votre entourage, à des contenus inappropriés (pornographie, violence) ou malveillants (virus, spams).

Comme le prophétisait Ptiluc dès 1985, la gratuité ne résoud pas tous les problèmes.

Je me suis fait gauler à partager "Fortaleza" de Bernard Lavilliers, putain, avec Nanard, on est entre rebelles ! Fortaleza, sur l'album Pouvoirs, le brulôt anticapitaliste que j'avais acheté en vinyle en sortant du lycée en 1978 !
Je suis vexé. J'ai acheté et racheté ce disque, et on me menace comme si j'étais sorti de chez le disquaire avec un skeud sous le zonblou, et que ça se voyait un peu. Faut dire que les disques Longue durée 30cm, c'était sans doute pas facile à tchourer. Alors qu'avec internet, et l'immatérialité des fichiers... peut-on parler de lâcheté numérique ?
Et ce qui me blesse, aussi, c'est que je me croyais immortel, surtout depuis mes 2 cancers, et intraçable sur le Net. La menace de la sanction me démontre que j'avais surtout perdu le sens des réalités. Mes proches ne comprennent pas pourquoi je m'adonne à cette passion funeste du "partage" (le fait d'héberger les fichiers et de les mettre à disposition des autres internautes quand mon ordi est allumé), et me suggèrent de souscrire un abonnement Netflix. Si je me contentais de streamer un contenu ou de faire du direct download, j'aurais pas ces soucis : seuls les adeptes du partage en réseau sont accessibles aux gendarmes : la Hadopi (aujourd'hui l'Arcom) ne peut intervenir que contre l’utilisation de réseaux P2P, où les partages de films ou d’albums de musique sont réalisés sur la place publique, à l’exception des rares réseaux P2P chiffrés.
C'est vrai que si je me fais choper, la troisième fois c'est 1500 €, quand même. On peut en acheter, des Blurays, avec ça. Mais je n'ai pas de lecteur Bluray. A un moment donné, je n'ai pas eu envie de racheter en Bluray ce que j'avais déjà acheté en VHS, puis en DVD, et je me suis laissé tenter par l'illégalité. Où l'offre, en quantité comme en qualité, était bien supérieure à ce qu'on trouvait sur le marché officiel.

Heureusement, on ne peut pas télécharger illégalement le pain
(ça serait la ruine des boulangers)

Je me demande un peu où est passée notre fougue à diffuser et à incarner les intuitions de Roland Barthes sur la société de consommation, insistant sur le fait qu'elle crée une dépendance où les individus sont encouragés à acheter toujours plus de biens et de services pour atteindre le bonheur et l’épanouissement et dénonçant une société qui privilégie l’apparence et la superficialité au détriment d’une véritable compréhension et d’une réflexion sur les enjeux sociaux et culturels. Faut croire que comme l’alcool et les cravates de notaires, les séries télé et les intégrales des bootlegs de Bob Dylan sont puissantes, déroutantes, sournoises. La sédation est profonde. Le capitalisme nous réserve à chacun selon ses goûts un anesthésiant de première bourre. Aah ça, j'en ai vu, des films et des séries, et j'en ai stocké 10 fois plus sur mes disques durs, mais en x années de téléchargement clandestin, je suis devenu un genre un peu exotique de gros con, un rebelle qui regarde sa télévision piratée après y avoir bossé toute la journée. C’est pour ça qu’y tourne en boucle. Je vois ça grâce à la méditation, que je reprends maintenant que je peux m'asseoir sans souffrir de la pièce manquante autour de mon premier chakra. Alors allons-y pour la complainte du repenti, le return de la revenge of son of Hadopi. Malgré tous mes efforts, je ne parviendrai jamais à égaler le style d'Alexandre Vialatte dans son recueil d'articles "Et c'est ainsi qu'Allah est grand". Desproges lui doit beaucoup. Ou alors ils s'abreuvaient à la même source poétique. L'esprit souffle où il veut. Mais quand ça veut pas, ça veut pas.

l'important, c'est de reconnaitre son erreur

Au début des années 2000, j'ai été comme beaucoup d'autres geeks attiré par les sirènes du BitTorrent. Ce protocole de partage de fichiers "de pair à pair" permettait à chaque internaute de devenir à la fois serveur et client de ses semblables; pas comme dans un bistrot, non, comme dans un réseau informatique; je finis par être recruté sur des trackers privés, ces serveurs qui facilitent la recherche de pairs (seeders et leechers) pour le partage de fichiers via le protocole peer-to-peer, réservés aux membres inscrits, avec souvent des règles de ratio pour limiter l’accès, et je vis s'ouvrir à moi des casernes d'Ali-Baba, remplies de rayonnages à l'étendue vertigineuse, des entrepôts Amazon sans caisse de sortie, à s'en prendre les pieds dans l'étagère du bas quand on lève la tête pour contempler l'armoire qui monte jusqu'au ciel, et là c'est le drame. Chez les trackers privés, c'était une pépinière de cinéphiles, qui encodaient eux-mêmes, trouvaient des sous-titres à des films improbables et introuvables sur le marché légal. Les mots-clés, chez moi, c'était curiosité, avidité, immunité. A mon tour, je me suis formé, j'ai traduit, j'ai sous-titré, j'ai encodé, j'ai partagé. C'était tendance. Le royaume de la copie privée. Avec la même émulation que dans les années 70, quand on recopiait les disques vinyle qu'on achetait dans le commerce sur une cassette audio, pour dépanner nos camarades de lycée, mais avec ici un effet démultiplié par le réseau de potes "virtuels". Les cassettes analogiques, audio ou vidéo, supportaient mal la recopie, alors que du fait de la non-altération de la copie numérique et des commodités du réseau "de pair à pair", on peut cloner et recloner le même fichier à l'infini, il reste identique à l'original. Même si j'ai perdu beaucoup de temps à me pâmer devant cette alchimie, ça reste plus fascinant pour moi que les embardées de ChatGPT.

La corne d'abondance est le symbole 
de cette offre pléthorique sur les réseaux
En fait, l'article sur les ravages du pire-to pire est quasiment rédigé dans cet état des lieux de 2014.
Je me plaignais déjà de la surabondance de l'offre, de la sensation d'étouffement et de mon épuisement à chercher la pépite qu'il me fallait absolument ramener pour justifier les heures que je passais à chercher quoi regarder. Alors c'est vrai que j'ai consommé films et séries gratuitement jusqu'à plus soif, que je me prenais pour un petit malin qui niquait Babylone, auquel la réponse répressive aurait été synonyme de l’obscurantisme des partisans d’un droit d’auteur maximaliste, complètement inadapté à l’ère numérique, qui refusent de voir que le partage est au fondement même de la culture et de la création (La quadrature du net).

les vraies femmes ne se téléchargent pas.
Elles se vivent au quotidien.
Au début, je me disais que je ne piratais que les majors, mais finalement les trucs mainstream ça me fait rapidement suer, donc j'ai commencé à emprunter des films indépendants à cette médiathèque de prêt à très long terme, et après j'ai énoncé que si une œuvre piratée me plaisait je l'achetais, mais dans les faits ça ne s'est traduit que pour les livres et les disques (ce qui est déjà pas mal). Qui irait voir au cinéma un film qui lui a plu en version tombée du camion ?
Sans parler de l'antéchronologie quantique : quarante-sept ans après avoir acheté le Pavane de Keith Roberts en livre de poche à la Librairie du Centre de Perros-Guirec, je me rappelle soudain ne pas l'avoir lu, j'en emprunte une copie numérique sur z-library, et là, je le lis ! Je considère en avoir déjà acquitté les droits jadis, donc ça ne me pose pas de problème insurmontable. Pavane est une uchronie de la fin des années 60, qui préfigure la SF steampunk. Mais après ça, où trouver  les Seigneurs des moissons, paru en France dans le Galaxie bis n° 73 de 1981 qui contient les nouvelles de l'auteur situées dans le même univers, mais qui n'ont pu trouver place dans Pavane 
C'est encore z-library qui gagne à tous les coups. Aucun libraire ne peut se procurer le Galaxie bis n° 73 de 1981. Sauf moi qui ai dû les diffuser quelque part sur ce blog parce que justement, ils étaient introuvables ailleurs. Et où se procurer tous les vieux disques que Gérard Manset a envoyés au pilon depuis des décennies, au fur et à mesure qu'il devenait plus bougon et mécontent de son œuvre passée ? Hein ? hein ? nulle part ailleurs qu'au sein de communautés privées d'adorateurs qui partagent leurs reliques en peer-to-peer. Et l'intégrale d'Henri Salvador, qu'il fallait rendre disponible quelque part puisqu'elle ne l'était pas ? ah non, ça aussi, je l'ai mise sur mon blog
Mais avant, je l'avais bien trouvée sur un réseau. 

Les cyberpotes qu'on se fait dans les communautés 
peer-to-peer prennent un malin plaisir
à travestir leur identité avec un VPN facial
Et je constate depuis que j'ai acheté une télé connectée que le téléchargement illégal est désormais totalement obsolète en tant que pratique culturelle (en plus d'avoir une facture carbone rédhibitoire, parce que déplacer des gigaoctets, ça fait fumer les serveurs en basse-Californie, ce qui provoque ensuite des déluges au Texas où ne périssent pas que des climato-sceptiques) puisque l'offre légale, ne serait-ce que tous les replays disponibles sur Arte, décourage toute tentative de contre-programmation avec un lecteur multimédia lisant les fichiers .mkv en 4K : tous les films et toutes les séries seront un jour prochain disponibles  sur une plate-forme gratuite, alors à quoi bon se faire suer le burnous ? 
Je vois dans Télérama que l'émission Rembob' INA de Patrick Cohen est consacrée cette semaine à Raymond Devos et rediffuse une archive des années 70, vite je la télécharge tout de suite avec l'aspirateur video downloadHelper sur le site de la chaine LCP... puis je découvre qu'elle est disponible en replay sur ma télé Orange. Le plus excitant c'était de la télécharger... pour les dépendants à la nouveauté, allergiques au cinéma en salle mais pas au fait de voir un film avant tout le monde, il y a deux arguments. Celui entendu il y a quelques siècles sur le forum du cafard cosmique, à propos des excès de la vie digitale :

"Le fait qu'il y ai de bons acteurs pourrait encore à la rigueur donner envie d'aller voir le film afin qu'ils soient rémunérés en conséquence, et que cela leur donne la motivation de continuer, mais l'écart entre leurs bénefs et ceux des grands pontes est tellement terrifiant que je préfère garder mon fric. Toutefois ce n'est pas pour ça qu'il ne faut pas aller le voir, j'ai toujours bien aimé les Harry Potter....Téléchargés.
- Je ne comprends pas... Tu ne veux pas payer pour les films Harry Potter, mais tu les aimes bien? Genre tu vas aux putes, tu t'amuses bien, et au moment de payer tu t'enfuis en sautillant, le pantalons sur les chevilles, parce que les macs c'est vraiment des connards ? je suis choqué."

Le Chadopi est moins affectueux
que Chat GPT, mais
quand il vous tient, il vous lâche plus
L'esprit souffle où il veut et l'intelligence est toujours un régal pour l'intelligence, où qu'elle se manifeste et se déploie. L'autre argument est de nature technoïde : le délire du "partage", c'est vraiment les années 2000/2010, aujourd'hui une nouvelle génération de fripouilles arrive sur le marché avec du streaming décomplexé de qualité, dans des tavernes bien louches comme Rogzov
ou Stremio, qui fait encore plus fort : si on le configure correctement en installant le plug Torrentio, il offre un catalogue cinéma et séries stupéfiant, qui va de l'Antiquité à nos jours; sur le plan technique j'ai l'impression qu'il vampirise des fichiers Bittorent. Je ne sais pas si c'est très moral : les pirates peuvent-ils impunément se pirater eux-mêmes ?
"Only thieves can steal from themselves
Only the stupid cam learn
Only the prisoner can be set free
Only the dead can live"

Et si j'empile et thésaurise trop de films tombés du camion dans mon disque dur sans les regarder, convulsé par des fièvres de gloutonnerie numérique, je deviens moi aussi, comme Gérard Manchié, prisonnier de l'inutile; la frustration augmente, bien plus vite que la vitesse de download. Comme disait Clémenceau, le meilleur moment de l'amour, c'est quand on monte l'escalier. Et le meilleur moment, dans le bitTorrent, c'est quand ça télécharge. Encore que si je n'avais pas aspiré illégalement la musique du film Arrival, je n'aurais pas trippé à mort dessus, je n'aurais pas utilisé Heptapode B dans un reportage monté hier pour la station de télévision où j'officie, et je n'aurais pas déclenché des royalties pour Jóhann Jóhannsson. Bon d'accord, il est mort, mais un jour, quand ils liront ce blog, ses ayants-droits me remercieront.

les effets pervers de la riposte graduée
(quand tu pirates l'adresse IP de ton voisin)

Quand on a attrapé le virus du partage numérique, on  n'en a jamais assez. Parce qu'on passe de plus en plus de temps à surveiller ce qui sort, à capturer dans ses filets ce qui tient sur le disque, au mépris du temps d'écran télé disponible pour regarder tout ça; on veut tout voir (sous-entendu que le meilleur sera toujours assez bon pour nous) et on finit par ne plus allumer sa télé, parce que la traque nous a épuisé et mis sur le flanc; sur le plan psychopathologique, il y a 19 ans je notais à propos d'autre chose que 
des concepts tels que subtiliser, en cachette et jouissance se sont très nettement agrégés au sein de ma conscience diurne qui s’en est retrouvée brusquement onirisée. Il y a quelque part en moi l’idée que l’impossibilité existentielle d’accéder au plaisir induit la recherche délinquante de braconner celui de l’autre.
J'observe qu'il y a aussi un peu de cela dans cette satisfaction impossible de la pulsion scopique. Bon, allez, on se calme, d'autant plus que l'urologue m'a dit hier qu'il fallait faire le deuil de l'érection, sauf à envisager des piqûres dans la verge, ce à quoi mon romantisme et ma femme répugnent pour l'instant. Sans parler de la pharmacienne, qui ne voudra jamais venir me piquer à domicile. Pour l'instant, j'ai encore l'impression d'avoir prêté ma prostate à un ami dans le le besoin, et qu'il tarde à me la rendre. 
Je le comprends. 
Mais avec quoi vais-je compenser ce manque, si j'en crois la prophétie auto-réalisatrice freudienne deux lignes plus bas, si j'arrête de télécharger ? 
Le renoncement, c'est bien joli comme concept, mais dans les faits nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu'échanger une chose contre une autre. (en fait c'est pas une prophétie, mais un postulat). Force est de constater que quand je consacre 1 heure par soir à la lecture, ça va quand même mieux, intellectuellement, que si je me fais subir Mad Max : Furiosa en 2160p sur ma Samsung The Frame 55 pouces. 
Et en plus, ça fout la trouille au chat. J'ai totalement perdu mon objectif premier, qui était de passer un bon moment devant la télé. La technologie n'est pas neutre, et elle induit des usages dont nous n'interrogeons pas assez les présupposés. Alors que par exemple, Apocalypse : now version Redux, qui passe de 2h30 à près de 3h20, si on a une version 1080p, c'est absolument fascinant. Ainsi que les vieilles séries produites dans les studios de Villeneuve-la-Vieille, (Le prisonnier, datant de 1967 et dont il circule de nouvelles versions tellement remasterisées qu'on a l'impression d'avoir de nouveaux yeux, qui permettent de voir les épisodes enfin dans l'ordre), mais aussi toutes les séries du début des années 2000 qui flottent à la surface de la face lumineuse du Darkweb qu'on appelle dans notre jargon caverneux le Warez ) elles aussi dans de somptueuses versions restaurées, Les Sopranos, Six Feet Under, The Shield, Deadwood, Carnivale, Breaking Bad, qui sont animées d'une ampleur et possèdent un souffle romanesque qui n'a pas vieilli, par rapport aux séries bofbof de maintenant, alors vas-y, télécharge-moi tout ça, maintenant que t'as changé d'ordi ça devrait pas poser de problème, et puis sinon t'auras qu'à racheter de la mémoire de stockage)

Tel est pris qui croyait se pendre.
illustration by courtesy of Ador
En conclusion, qui trop embrasse, mal étreint. L'inconfort, la frustration née de l'errance dans les entrepôts culturels sans caissière sont insolubles dans le téléchargement illégal. Pour quelqu'un comme moi, avec une structure addictive, c'est comme boire de l'eau salée quand on a soif. Mieux vaut retourner au cinéma, avant que nos pratiques contre-nature l'aient tué.
Si en plus vous vous faites attraper la trompe dans le bol par l'Arcom, vous pouvez toujours recopier cette réponse de Numérama au bas de cet article, par ailleurs remarquable pour faire le point sur la chasse aux pirates.
Mais si entretemps vous avez pris un VPN pour continuer votre siphonnage décomplexé des réseaux sans vous faire ennuyer par l'Arcom, assurez-vous d'avoir correctement configuré le killswitch. Sinon, que Benalla vous vienne en aide. 
Pour mémoire, tandis que je rédigeais ce laborieux pensum, le dernier repaire de malfaiteurs sans but lucratif (ni ratio de seed / leech) dans lequel je mettais un peu d'animation est tombé en rade, peu avant que j'uploade l'hallucinante série John from Cincinnati de David Milch et Kem Nunn (2006). Que la terre leur soit légère.


[ Mise à jour du 20 Aout ]
un point de vue convergent sur le Cul-De-Sac Des Étagères Infinies, c’est à dire l’immensité de catalogues de contenus dans lesquels on passe davantage de temps à choisir quoi regarder plutôt qu’à simplement … regarder. Ok, c'est un problème de riche, mais n'est pas pauvre qui désire beaucoup, et si la réponse spontanée au problème (i.e. "la sobriété numérique") émerge d'elle-même comme la Vérité sort du Puits quand les Fake News n'y sont pas, la question suivante c'est comment parvenir à incarner cette sobriété.

À la question « quel est le prochain livre que vous allez lire » posée à Colin L. Powell, l’ancien secrétaire d’État sous Bush fils, dans le Book Review du NYTimes d’aujourd’hui, il répond:

« Sigh ». C’est ça le problème. Je n’arrête pas de télécharger de nouveaux livres sur ma liseuse, et je n’arrive pas à me décider lequel lire. Le désir d’acquérir des livres électroniques se fait tellement de façon impulsive, instinctive, que je ne sais plus à la fin ce qui se trouve sur mes étagères électroniques (e-shelfs). Et quand je regarde, j’y vois des titres que je ne reconnais même pas, ou du moins dont je ne me rappelle ni avoir voulu ou ni avoir acheté» (dimanche 1 juillet 2012, page 8)

http://www.zeroseconde.com/2012/07/le-cul-de-sac-des-etageres-infinies/

Je ne lui soufflerai pas l'adresse des Lecteurs Anonymes. Ce n'est pas un problème de lecture, mais de désir, et de compulsion, d'où nait l'empilage. Et puis, ça serait l'hôpital qui se fout de la charité.