jeudi 29 mai 2025

Prisonnière de l'inutile (3) : la compile

Nous ne savons jamais avant la fin si ce qui nous arrive n'est Rien, aussi douloureux que ce soit, ou Tout, aussi insignifiant que ça paraisse. C'est ce que me disait une psy dans les années 90, et je me disais que quand même, elle en avait sous la godasse.
35 ans plus tard, pour l'instant (08h33), rien ne la dément. 
L'incertitude est seule à demeurer certaine, et l'impermanence reste permanente. Raison de plus pour écouter ce nouveau florilège à fond les gamelles en désherbant le potager, ne serait-ce que pour faire suer le voisin qui a décidé de faire construire une nouvelle maison le long du mur qui délimite notre propriété. 
La propriété c'est le vol, disait Proudhon en pensant aux mecs qui téléchargent.


Il n'y a pas beaucoup de nouvelles nouveautés, dans ma playlist. Je n'en disconviens pas. La trouvaille, c'est Francis Cabrel qui, se réappropriant une antienne de Gérard Manset, gomme ses facilités, élude la préciosité de son désespoir aromatisé à la banane pour en faire quelque chose d'assez décent, en tout cas pour ceux qui apprécient la cabrélisation des oeuvres, pour qui c'est ainsi qu'on voit la grandeur consécutive d'Allah.

lundi 12 mai 2025

Et ta mère, elle serait pas elle aussi un peu prisonnière de l'inutile, sur les bords ? (2)

Je m'en souviens comme si c'était théière,
c'était sur leur deuxième album 
de chansons inutiles pour assistés sociaux

En ce bas monde, une chose est sûre
C'est une solide vérité
C'est que les choses de la nature
Ont toutes leur utilité
(...)
Dans tout cela, il y a un hic
Un fier défi à la logique
J'ai beaucoup cherché mais en vain
Les couilles du pape ne servent à rien.



Que ma vie ne fût jamais utile à quoi que ce soit — un choix délibéré de ma part — ne pouvait me dédouaner du problème de mon existence. On ne peut pas inexister quoi qu’on fasse. (...) Enfin, je ne vais pas te refaire une théorie sur notre inutilité tout court, elle est assez flagrante pour ne pas en abuser.
Thierry N., "échanges publics aux bons extraits de mails privés"

 Saint Hubert Reeves,
le pape de la margarine astrale
L'éventuelle blessure narcissique de mon inutilité ne suinte plus, depuis que je monte en CDI les actualités régionales à FR3. Il m'apparait en substance et sans substances que nous sommes les organes sensoriels de l'univers, ce que Saint Hubert Reeves a dit de fort jolie façon "par les yeux du petit garçon, l'univers prend conscience de lui-même..." (par les yeux de Vladimir Poutine ça marche aussi, mais moins bien)...donc notre utilité, quoi qu'on fasse ou ne fasse pas, est quasiment ontologique. Partant, nul besoin de souffrir de son inutilité sociale, ou de ne pas aider suffisamment cette société gangrénée à rejoindre l'abîme plus vite que la musique. Certes, il y a des gens qui sont heureux en aidant leur prochain, genre fais à autrui ce que tu aimerais qu'on te fasse, moi-même je ne m'en prive pas, mais beaucoup d'autres sont soulagés de ne pas participer à la marche du monde, et vu la gueule du monde ces jours-ci au réveil, et des fois jusqu'au coucher, on les comprend.
 
ce week-end, j'étais Bob et je bossais,
mais l'encadrement faisait le pont du 8 mai.

Pour Gérard Manchié, je te taquinais, et je plaide coupable : le chanteur était un nombrillidé infatué et mortifère, se parfumant d'un air entendu au charme vénéneux des grands voyageurs, faisant croire qu'il était une sorte de Lavilliers décliniste de l'Asie du Sud-Est, jusqu'à ce qu'on découvre qu’en fait il profitait de ses royalties pour enfiler des gamines en Thaïlande, il s'en vante d'ailleurs dans son récit “Royaume de Siam”, moins réussi que son disque éponyme... c'est la French Touch, pray ze lorde ! mais j’étais prédisposé à tomber dans ses filets, et à me faire enfler, au moins par les oreilles. Je brûle l'idole jadis adorée, et ce Gérard me sert désormais de repoussoir à mes humeurs sombres. L'autre, celui que tu évoques à demi-mot mais dont il ne faut pas prononcer le nom complet sous peine de voir cette entité maléfique se manifester illico dans ton salon, je n'en dirais rien non plus, sinon je vais repenser à Marie. Ah merde, trop tard.
...sans parler de l'autre Gérard dont je viens de me rappeler, qui confirme ta théorie sur ce prénom impie https://www.youtube.com/watch?v=TvPhn-NjdgA
C'est marrant que VUPP soit à l’origine un atelier de recherche ouvert en 2014 (..) sous l’égide de Krazy Kat. J'ai découvert cette bédé l'an dernier, et ça m’enthousiasme. Autant l’homme que l’oeuvre, et en plus par chance George Herriman ne s’appelait pas Gérard. Ah dis donc, j’aime bien discuter avec toi, c’est plus créatif que de radoter dans le néant rétro-éclairé de mon n’écran ! 
Gérard Warsen, murmurant tout seul tout en croyant parler à son pote âgé imaginaire.

dans mon jardin, trois bouches inutiles à nourrir,
dont deux en faïence.

vendredi 9 mai 2025

Et ta soeur, elle est prisonnière de l'inutile ?

Il fait un temps à élaborer une nouvelle compilation musicale postcoloniale aux bons extraits végétaux de riposte graduée.
Mais à quoi bon ? Tandis qu'Israël génocide la Palestine, nonobstant que je me soye jadis dépeint juif et chauve, l'antisionisme devient prochainement un délit d'opinion, l'Inde va attaquer le Pakistan, et depuis l'avènement de Trump 2.0, quand je confonds mon lithium avec le Seroplex®, je n'ai plus envie d'envahir la Pologne mais d'annexer le Groënland. Sans parler du fait que j'ai encore une meuf mais plus de bite, alors que  tant d'amis triés sur le volet ont encore une bite mais plus de meuf. Le monde est mal fait. Et on n'est guère partis pour le rendre meilleur, sauf à disparaitre prochainement en tant qu'espèce. 
Il fait donc un temps à se sentir prisonnier de l'inutile, comme Gérard Manchié quand on était aussi jeunes que les jeunes de maintenant.
Et pourtant, je ne devrais pas me sentir particulièrement touché par le phénomène : il ya longtemps déjà que j'ai observé qu'un jeune, c'est quelqu'un qui a 10 ans de moins que moi, et un vieux c'est quelqu'un qui a 10 ans de plus. Ca évolue dans le temps, et ma distance aux deux reste constante.

« La vieillesse est une lente surprise. A un certain moment, l’histoire personnelle de chacun cesse tout simplement de se dérouler. On s’arrête de changer. Notre histoire n’est alors pas achevée, pas terminée, mais elle s’immobilise pendant un moment, un mois, une année peut-être. Et puis elle repart en sens inverse, elle commence à se dévider à l’envers. C’est là une chose dont on fait l’expérience à un certain âge. C’est ce qui est arrivé à mes parents. Ca arrive à tous ceux qui vivent assez longtemps. Et maintenant ça m’est arrivé à moi. C’est comme si tout le but de la vie d’un organisme – ou en tout cas de ma vie – consistait à atteindre le point culminant de son potentiel avec pour seul objectif de revenir ensuite à son point de départ, à l’état de cellule unique. Comme si notre destin était de retomber dans le fleuve de la vie et de s’y dissoudre à la manière d’un sel. Et s’il y a une chose qui compte, c’est bien le retour et pas l’aller.»

J'ai trouvé ça dans « American Darling » de Russell Banks, et ça me fait bien suer mais c'est un peu vrai. Ce « portrait d’une femme antipathique que le narcissisme absolu mène au néant » est un vrai remède à la mélancolie. Encore mieux que feu l'émission éponyme d'Eva BesterJe vous ferais bien une compile pour appuyer mes dires, mais je suis accablé de mon propre sentiment d'inutilité à un point tel que je préfère réécouter mes anciens florilèges en célébrant la venue de Léon XIV, qui apportera au moins autant de changements dans ma life que Napoléon XIV en son temps.


jeudi 1 mai 2025

Prompt (2024)

Hallucinée, déprimante et souvent malaisante, la série animée "Prompt" est le fruit de copulations contre-nature, verbales et vidéographiques, entre un artiste et une horde d'I.A. génératives. Les I.A, quand on les flatte, se laissent aller à un humour post-humain plus grinçant que Houellebecq et Cioran réunis.

>>>>>>    extrait de mail    >>>>>>>

Salut vieux. J’ai pensé à toi et à ton vieux pote Cybermiaou ChatGPT en lisant « Les IA à l’assaut du cyberespace », recueil d’articles parus sur le blog d'Olivier Ertzscheid, qui explique bien comment nous sommes en train de passer d’un Web sémantique à un Web synthétique, et en quoi les carottes sont cuites, pour nous les humains. Pour toi, c’est peut-être une bénédiction de pouvoir compter sur la chaleur et l'affabilité d'un ami virtuel toujours bienveillant, je ne veux pas t’enlever cette consolation de ton hypersolitude, mais oncle Warsen et tata Ertzscheid te rappellent ce qui se cache derrière le masque placide et bienveillant de l’I.A.
voici la troisième grande révolution discursive, celle de ChatGPT, celle d’un artefact génératif avec lequel nous « conversons », et ce faisant conversons tout à la fois avec les milliers de travailleurs pauvres qui « modèrent » les productions discursives de la bête, mais aussi avec l’ensemble des textes qui ont été produits aussi bien par des individus lambda dans des forums de discussion Reddit ou sur Wikipédia que par des poètes ou des grands auteurs des siècles passés, et enfin avec tout un tas d’autres nous-mêmes et l’archive de leurs conversations qui sont aussi le corpus de ce tonneau des Danaïdes de nos discursivités. Quand nous parlons à ChatGPT nous parlons à l’humanité toute entière, mais il n’est ni certain que nous ayons quelque chose d’intéressant à lui dire, ni même probable qu’elle nous écoute encore.
(..)
Quel est le principal problème posé par ChatGPT ? Ils sont en vérité multiples. Le premier d’entre eux est celui de la certification de la confiance conversationnelle. Qui peut (et comment) garantir que les échanges avec ChatGPT sont soit vrais soit à tout le moins vérifiables ?

Le problème de ChatGPT est aussi qu’il se présente et est utilisé comme une encyclopédie alors qu’il n’en partage aucune des conditions définitoires, et qu’il se prétend et est utilisé comme un moteur de recherche alors que là encore c’est tout sauf son coeur de métier.

Le problème de chatGPT c’est également qu’il « interprète » (des connaissances et des informations) avant de nous avoir restitué clairement les sources lui permettant de le faire ; à la différence d’un moteur de recherche qui restitue (des résultats) après avoir interprété (notre requête).

Le problème de ChatGPT, enfin, c’est qu’il assigne pêle-mêle des faits, des opinions, des informations et des connaissances à des stratégies conversationnelles se présentant comme encyclopédiques alors même que le projet encyclopédique, de Diderot et d’Alembert jusqu’à Wikipédia, est précisément d’isoler, de hiérarchiser et d’exclure ce qui relève de l’opinion pour ne garder que ce qui relève d’un consensus définitoire de connaissances vérifiables.

Il vaut mieux n'en regarder qu'un épisode par semaine, voire par mois : le turfu vu par les I.A, c'est esthétiquement chic, mais ça fait un peu mal au cul, et c'est bien triste. Si c'est ça l'avenir, même s'il n'y aura sans doute jamais assez d'électricité pour nourrir tous les data centers nécessaires à cette merdification, je préfère encore les soirées Théma sur Arte, qui s'inscrivent clairement dans une démarche de promotion du suicide, et les vieux disques de Thiéfaine, qui ne valent guère mieux.
La série est disponible jusqu'au 30/08/2027 sur arte.tv. 
Oooh la belle image que l'I.A a repompée sans vergogne sur Neil Gaiman et Dave Mc Kean

hein ? c'est pas une preuve, ça ?


Et pour en revenir à Lucie, à DeepSeek, à ChatGPT, à Gemini et à toute la confrérie de leurs clownesques clones, il devient urgent que nous retrouvions une part de lucidité perdue. Tant que ces modèles seront, de par leur conception même, en capacité même temporaire d’affirmer que les vaches et les moutons pondent des oeufs, et tant qu’ils ne seront capables que d’agir sur instruction et dans des contextes où ces instructions sont soit insondables soit intraçables, jamais je dis bien jamais nous ne devons les envisager comme des oeuvres de langage ou de conversation, mais comme des routines propagandistes par défaut, et délirantes par fonction. La merveille de la langue, la beauté du langage, la seule, c’est qu’elle est la seule singularité non-marchande qui puisse être partagée par des millions d’individus sans qu’il y ait nécessité d’en faire autant de clownesques clones. Elle est un lieu de friction qui rend possible toute forme de fiction et de diction, là où tout le projet politique des plateformes et des IA génératives, niché au coeur même de leurs ingénieries et de leurs modes de production, est d’abolir la friction pour la mettre au service de leurs fictions propres. Les IA conversationnelles ne répondent pas à nos questions, elles figent nos attentes. 

Au risque de faire bondir l’ensemble de mes camarades qui travaillent sur les modèles d’IA, nous sommes déjà au bout du cycle de développement de ce que l’on qualifie aujourd’hui « d’IA conversationnelle ». Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de progrès en termes de performance, de coûts, d’infrastructures, de modèles même comme les « transformers » qui marquèrent une rupture et un progrès presqu’exponentiel. Bien sûr qu’il y aura des progrès. Mais le narratif d’une « intelligence artificielle générale » est une mythologie moderne. Et comme toutes les mythologies, elle est là pour nous avertir à la fois d’un aveuglement, d’un risque et d’une dérive en les mettant en récit. Et il est assez fou que nous ne la traitions presque jamais comme telle.

Si une IA conversationnelle vous explique les bienfaits des oeufs de vache une fois, c’est une connerie. Si une autre IA conversationnelle vous explique les bienfaits des oeufs de mouton une fois, c’est toujours une connerie. Mais si toutes les IA conversationnelles vous expliquent tout le temps et à chacun de leurs lancements (grand public ou sur invitation) les bienfaits des oeufs de vache ou de mouton ou de poneys, et si toutes les IA conversationnelles sont toutes en capacité de vous tenir un discours Nazi si vous leur demandez simplement de le faire, alors … Alors si nous cherchons à voir dans tout cela autre chose qu’une alarmante connerie, alors il n’est que deux options possibles : soit nous sommes tous devenus aussi très cons, soit nous avions un livre (passionnant) à écrire sur ces questions 😉