jeudi 30 juin 2022

Charlie Kaufman - Antkind (2022)

l'édition originale
en v.o.s.t.v.o.
Depuis que j’ai assassiné virtuellement le père Goossens symbolique avec un torchon de cuisine, les spectres de Georges et Louis me hantent à jamais, surtout à travers « Antkind », le récent roman de Charlie Kaufman.
Jamais rien lu d’aussi drôle (au sens goossensien du terme, comportant donc une bonne dose de tragique) sur le genre, la race, et les névroses obsessionnelles "de compétition".
Livre hilarant et savamment tordu, certes, mais aussi bourratif, à partir de la moitié, et un peu interminable, surtout vers la fin (qui pour moi commence à la moitié, mais ce n'est qu'un avis). 
Le récit tout d'abord incisif, farfelu mais brillant, a insensiblement muté en quelque chose  d'asphyxié, cryptique et crépusculaire, quelque part entre Beckett et Lynch, avec des gros bouts de Laurel et Hardy dedans, mais du coup le burlesque y est plus anxiogène qu'autre chose. 
C’est fatigant les trucs sympas qui virent abscons, quand il fait chaud, alors qu’un bon rape and revenge, comme Saani Kaayidhamen sortant du travail ça détend.

On dirait que Charlie s’est fixé pour objectif de s’aventurer en rampant dans une cavité creusée à mains nues à l’intérieur de son propre cerveau, jusqu’à y découvrir la source d’où sourdent ses pensées, juste avant qu’elles fussent verbalisées, de rester tapi en amont de celles-ci, afin de les déconstruire (à la Derrida, tra déri déra tralala) dès leur apparition, ce qui devrait nous procurer une imprenable vue d'artiste de la nature ultime de l'esprit humain (dans sa version sexagénaire new-yorkaise) en même temps qu'une expérience de lecture innovante. Il y a plein de pages atrocement hilarantes sur des sujets vraiment très variés, et qui se chassent l'un l'autre en une farandole prise de démence juvénile. Mais à la fin, on a juste envie d’en finir.

"Je veux juste en finir",
la campagne promotionnelle.
Ca fait envie, hein ?
Comme dans son dernier film 
" I'm Thinking of Ending Things" (2020), qui commençait bien, avant de barrer sérieusement en couille, et à propos duquel j'avais noté, sur un forum bourré d'amis imaginaires restant toujours cachés à la périphérie de ma vision, avoir successivement songé à :
- Eraserhead
- la séquence finale de 2001 l'Odyssée de l'espace, avec plus de peyotl dedans
- Enemy, le dédale dépressif de Denis Villeneuve (toute la partie relevant des troubles de l'identité)
- Fargo (à cause du méchant de la saison 3 dont on retrouve ici l'acteur dans un rôle savoureux et flippant)
- Beetle Juice, pour l'ambiance dans la maison
- West Side Story adapté par Philip K. Dick.
Il a l'air de se croire malin. Et il a raison : il l'est.
Mais qu'il se méfie : à malin, Darmanin et demi.

- et peut-être même un zeste de Apichatpong Weerasethakul, tellement c'est bavard et peut-être un peu bouddhiste par moments, et tellement on se balade dans des niveaux de réalité plus proches de l'état intermédiaire des bardös que de la réalité réelle ratée que nous connaissons de nos jours et à laquelle même ce forum ne permet pas d'échapper durablement, malgré tous les efforts du staff. (1)
En résumé, j'ai passé un bon moment de télévision 4/3, à la fin j'ai cru que je faisais un AVC, mais non, c'est le générique qui était flou et le film qui était fini.

Et encore, on a de la chance, ce n'est pas un scénario original de Kaufman, mais l'adaptation d'un roman. Faudrait voir le bouquin, et surtout l'ouvrir pour voir ce qu'il a dans le ventre. Mais c'est très kaufmanisé, de torsion en torsion.
Torsion du réel, torsion du langage, torsion du cinéma, torsions et contorsions du cerveau du spectateur, qui demande grâce, mais elle lui est refusée, pour les raisons habituelles; et vous, vous l'accepteriez, la grâce, si elle vous tombait dessus ? c'est aussi un film sur la nature ultime de la réalité, c'est pour ça que je l'associe de façon un peu cavalière à Weerasethakul, qui me saoule souvent, mais je mise tous les ronds qu'il me reste avant impôts sur Oncle Boonmee, mon dernier espoir de capter quelque chose au Verhoeven thaïlandais. Je ne développe pas plus sur les interprétations possibles de "I'm Thinking of Ending Things", j'en ai tellement lu sur sens critique que je songe à en finir, moi aussi. Comme dans le film. 
Citation de "Antkind", le livre qui pour l'instant n'est pas un film :
« — Vous avez l’air juif, m’a-t-elle dit.
— Il paraît. Mais je veux que vous sachiez que je ne le suis pas.
— OK. Votre livre sur Greaves est incroyable.
C’est elle qui était incroyable. Elle était tous les personnages afro-américains positifs qu’on voit à la télé réunis en un seul, des personnages créés pour combattre les stéréotypes noirs négatifs qu’on voit tous les jours aux infos. Elle s’exprimait bien, elle était instruite, athlétique, belle, charmante, extrêmement sophistiquée. Et je me disais que j’avais une chance avec elle. Ça ferait un bien fou à mon amour-propre, ainsi qu’à ma position dans la communauté universitaire. Je lui ai proposé de prendre un café. Non que je la visse comme un accessoire ou une chose à posséder ou une ligne de plus dans mon CV. Bon, tout ça jouait bien sûr, mais je ne voulais pas l’admettre. Je me suis promis de travailler sur ces réflexions désagréables, de les chasser. Je savais qu’elles étaient honteuses. Et je savais qu’elles ne résumaient pas ma pensée. J’allais donc les garder secrètes et me concentrer plutôt sur l’attraction sincère que je ressentais pour cette femme. La nouveauté de son afro-américanité finirait par diminuer, et je savais qu’il n’y aurait plus qu’un pur amour pour elle, une femme de n’importe quelle couleur, d’aucune couleur : une femme claire. Même si je comprenais que mes sentiments à l’égard des femmes n’étaient pas purs en général. Le charme était un facteur déterminant, ce qui est mal. Et bien sûr les caractéristiques exotiques raciales, culturelles ou nationales m’attiraient. Je serais aussi excité d’exhiber une petite amie cambodgienne ou maorie ou française ou islandaise ou mexicaine ou inuit qu’une petite amie afro-américaine. Presque. C’était là quelque chose que je devais m’efforcer de mieux comprendre à mon sujet. Je devais combattre mes instincts à chaque instant. »

la couve de l'édition v.f.s.t.v.f.
Comme le dit Téléramadan, qui trouve un ton informatif assez juste en restant à la fois pudique et complaisant sur la monstruosité littéraire de l'entreprise, parce que Téléramadan, c'est quand même rien que des putains de professionnels de la profession de la critique littéraire :

Critique par Samuel Douhaire
Publié le 16/05/2022
Le scénariste et réalisateur américain publie un premier roman monumental, un livre-monde d’une démesure et d’une folie telles qu’il ne sera sans doute jamais porté à l’écran. Même s’il y est beaucoup question de cinéma…
Les spectateurs des films écrits et/ou réalisés par Charlie Kaufman connaissent sa propension aux histoires les plus surréalistes possible. Pour Dans la peau de John Malkovich, mis en scène par Spike Jonze en 1999, le scénariste imaginait qu’un marionnettiste, recruté dans une entreprise située au septième étage et demi (sic) d’un immeuble new-yorkais, découvrait une porte minuscule menant… à l’intérieur de l’acteur John Malkovich. Et dans Synecdoche, New York (2008), son premier long métrage derrière la caméra, un metteur en scène de théâtre faisait reconstruire les décors de son existence qu’un acteur rejouait dans les moindres détails, avant que ledit acteur construise à son tour un décor et fasse intervenir d’autres comédiens, qui à leur tour… Mais les fans de Charlie Kaufman n’avaient encore rien vu - ou, plutôt, rien lu. Car à 60 ans passés, l’auteur new-yorkais publie un premier roman monumental, un livre-monde, un livre-monstre d’une démesure, d’une complexité et d’une folie telles qu’il ne sera sans doute jamais porté à l’écran. Même s’il y est beaucoup question de cinéma…
une autre édition 
en v.o.s.t.v.o.
Le héros d’Antkind est un critique de film encore plus obsessionnel que ses semblables (lire ci-dessous), au point d’avoir baptisé son chien Au Hasard Balthazar, en hommage au classique de Bresson — dont le héros est, rappelons-le, un âne. B. Rosenberger Rosenberg, alias B., la cinquantaine bien tassée, est, surtout, un loser de compétition. Il porte une barbe « trop volumineuse pour [sa] tête chauve », destinée à dissimuler une tache de vin qui s’étend de la lèvre supérieure au sternum. Il a un avis, souvent négatif, sur tout — y compris les films de sa propre fille, auxquels il attribue systématiquement deux étoiles tout en les massacrant sur son blog — mais dans l’indifférence générale, car plus personne ne le lit. En Floride, où l’a conduit un projet d’essai sur « Genre et cinéma », B. fait la connaissance d’Ingo Curtbirth, un Afro-Américain qui prétend avoir 119 ans et a consacré quatre-vingt-dix années de sa vie à réaliser, seul et en secret, le plus long métrage jamais tourné : un film d’animation en stop motion (marionnettes animées image par image) d’une durée de trois mois… B. est époustouflé par ce chef-d’œuvre inédit en lequel il voit le dernier espoir de sauver l’humanité. Alors quand le vieux cinéaste autodidacte meurt au bout de dix-sept jours de projection, B. embarque les bobines du film et toutes les figurines conçues par Ingo afin de les révéler au monde — et, enfin, devenir célèbre. Mais sur le chemin du retour, la pellicule est détruite dans l’incendie de son camion. Un seul photogramme subsiste désormais, à partir duquel B., sorti de trois mois de coma, va tenter de reconstituer le film dont il a tout oublié, en tâchant de retrouver la mémoire avec l’aide d’un hypnotiseur peu fiable. (...)

une édition de poche
en v.o.s.t.v.o.
Un peu plus facile à lire et à décoder que L'Infinie Comédie, mais c'est la même racaille d'écrivains cérébraux, malsains et hypomaniaques, David Foster Wallace, Francis Masse, Thomas Pynchon, William Vollmann, avec des univers récursifs et inextricables en mode vache qui rit, et au final l'effet produit est toujours bien dépressif, ça sent un peu la corde, comme dit un copain qui se garde bien de déblogguer tout son saoul pour ne pas finir comme moi ou comme B. Rosenberger Rosenberg, je dis ça parce que du coup dans le doute je viens de regarder Synecdoche, un autre grand film malade de Charlie Kaufman tout entier empli de la Présence Absente de Philip Seymour Hoffman, qui se perd en route dans le film (et à la ville grand suicidé devant l'Eternel, comme Wallace) et pour l'instant c'est le pire film de Charlie K. que j'aie jamais vu. Je tombe immensément d'accord avec Léo Henry, dans sa vigoureuse mise en bière, qui relève le côté auto-suicidaire du forcené, et les capacités de Charlie à se saborder au milieu de l'océan de mots dans lequel il se baigne après nous en avoir inondés dans Antkind sont bien restées intactes depuis qu'il sabordait son propos dans Synecdoche, la boucle est bouclée, et la messe est dite.
C'est d'autant plus râlant que Antkind est bien énervé, pétillant et tranchant dans sa première moitié, avant de s'enfoncer dans les limbes d'une hideuse narcolepsie, ça démarre vraiment jouissif et jubilatoire, mais ensuite viennent les glissements progressifs du plaisir vers du Beckett mis en scène par Lynch, de moins en moins électrocuté de saillies burlesques… et ça se finit en un obscur boyau, qui voudrait sans doute se voir faire montrer comme la caverne de Platon revisitée pour l'homme post_moderne du XXIème siècle, car comme Warsen, Kaufman est un mec qui cède aux sirènes de l’auto-addiction en pensant que ça fait de lui un penseur contemporain. Mais bernique, ça tourne en queue de boudin.

y'a pas que l'aubergine qui soit bien farcie
à la fin du bouquin, sans parler de l'article.
Et Warsen n'écrit pas des livres de 880 pages pour prouver combien il est drôle. Ecrire des articles à la one again sur Kaufman lui suffit amplement à prouver qu'il ne l'est pas. 
C'est vrai, c'est saoulant, à force. Et je jure que ce n'est pas moi qui ai rédigé sous pseudo la critique "amateur" de Antkind sur sens critique
https://www.senscritique.com/livre/antkind/critique/268090822 
à qui je donne partiellement tort, parce que les pages écrites "dans la peau de Donald Trump" sont parmi les plus réussies du livre. Mais ensuite, le lent glissement de terrain littéraire vers la fourmitude et les méditations subatomiques et sous-exposées sur la nature de la mémoire et du réel, toujours à travers les péripéties de notre malheureux narrateur lui-même totalement transformé en quelque chose d'inscrutable, ça me dépasse un peu en termes de capacités de nuisance à soi-même. Soit c'est beaucoup plus profond que ça n'en a pas l'air, soit ça mériterait de revoir la lumière pour tirer toute cette affaire au clair.

A trop vouloir zoomer sur l'objet de son étude,
la même mésaventure était arrivée à Daniel Goossens.
("Sauver le régionalisme, et puis sauver la culture aussi", pl.1)

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(1) la suite de ma harangue sourde, en léger différé (octobre 2020) de mon forum hyper-secret farci d'aubergines et d'amis imaginaires :

les amis de Charlie essayant de le dissuader
d'écrire un nouveau livre film livre
Je me suis permis d'insérer Weerasethakul dans le corpus textuel parce que d'abord il fait toujours joli et instruit où qu'on le place, Apichatpong, et puis pour faire redémarrer le fofo, Weerasethakul.
Cela marcha jusqu'à un certain point. 
Mais aussi parce qu'il me souvenait de ce fragment de dialogue “There is no objective reality,” explains Jake late in I’m Thinking of Ending Things. “You know there’s no colour in the universe, right? Only in the brain.” ce qui est très bouddhiste, dans l'esprit, comme je suspecte Apichatpong de l'être, Weerasethakul; mais je ne souvenais plus où je l'avais trouvé, et si Moïse a erré quarante ans dans le désert, c'est bien parce que les hommes ont horreur de demander leur chemin, alors que moi il ne m'a fallu que quatre jours pour retrouver le mien après avoir lu cette chronique.
Et il y aussi des wagons de théories afférentes, y'a qu'à se baisser Apichatpong pour les ramasser Weerasethakul. C'est un peu comme la première fois qu'on voit Mulholland Drive, on éprouve le besoin de confronter son expérience à celle d'autres hardis navigateurs de l'océan de blogs ciné consacrés au Lynchage. 

je n'ai pas réussi à caser l'affiche dans l'article, 
sais-tu où je pourrais me la mettre ? 
https://www.indiewire.com/2020/09/charlie-kaufman-explains-im-thinking-of-ending-things-1234584492/









 
Mmmmh mille putois ! tant de liens à lire, et si peu de temps pour voir le film... remarque, une fois que t'as lu les liens, t'as plus trop envie de voir le film, et ça gagne du temps pour rentrer chez toi avant le couvre-feu. Merci qui ?
Meuh non. Merci Charlie !





5 commentaires:

  1. Tout ça pour comprendre qu’il vaut mieux tomber sur ce film par hasard dans une chambre d’hôtel où tu te fais chier grave que dans son canapé confortable.

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  2. J'ai voulu imiter l'effet qu'a produit sur moi cette descente dans les limbes littéraires. Apparemment, c'est réussi puisque tu penses que j'ai chroniqué un film, et moi un livre. Il y a aussi l'embarrassante carrière de Kaufman, comme scénariste de films plutôt réussis parce que mis en scène par d'autres (Spike Jonze, Michel Gondry), et le fait que je suis peut-être passé complètement à côté, à force de creuser le sillon de cette infernale machine à avoir raison et à conforter ses propres choix qu'est pour moi mon blog.

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    1. Ah ah, on voit qu’aujourd’hui j’étais bien crevé. L’avalanche d’analyse du bouzin a fini par me faire croire que c’était un film.

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    2. Méfie-toi des troubles de l'orientation de la personne âgée cyberdépendante. A force de lécher mes tartines sans mâcher, même moi j'ai du mal à retrouver la sortie (qui est pourtant au fond du web)

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    3. J’ai malheureusement des excuses bien ancrées dans la réalité douloureuse pour expliquer les coups de barre.

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