jeudi 20 octobre 2022

Philippe Charlier - Comment faire l’amour avec un fantôme ? (2022)

VOIR L’INVISIBLE — Fantômes, “yokai”, ancêtres, zombies… D’où vient le besoin de jeter des ponts avec le monde des esprits ? La question hante le médecin légiste, archéologue et anthropologue Philippe Charlier, auteur de “Comment faire l’amour avec un fantôme ?”.
Philippe Charlier dans son bureau du musée du Quai Branly,
où il dirige le département de la recherche et de l’enseignement, le 30 juin.
“Dans de nombreuses sociétés, l’invisible est cet espace
qui fait le lien entre les non-humains et les humains”


Quand on appelle le médecin légiste, il est toujours trop tard ; il n’est en revanche jamais trop tôt pour se con-fronter à l’invisible. Après s’être intéressé aux cadavres, Philippe Charlier, médecin, anthropologue et archéologue, né en 1977 — alias « Doc trop tard » sur Twitter —, se con-sacre désormais aux fantômes. Les fantômes, avez-vous lu ? Oui, ces êtres invisibles qui hantent le monde des vivants, d’où ils n’ont donc pas irrémédiablement disparu… « Je travaille autour de ceux qui refusent de voir la mort comme une fin inéluctable, mais qui la considèrent au contraire comme un passage, explique celui qui, en 2018, est aussi devenu directeur du département de la recherche et de l’enseignement au musée du Quai Branly. Dans de nombreuses sociétés extra-occidentales, l’invisible est cet espace qui fait le lien entre les non-humains et les humains, les deux mondes n’étant pas séparés. » Dans son bureau ouvert sur le mur végétal du musée, qui réunit plus de trois cents espèces de plantes, Philippe Charlier est décidément très bien entouré : des œuvres d’art et objets rituels en tous genres issus de -civilisations d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et des Amériques cohabitent. « Ici, nous ne sommes pas seuls, avec tous les fétiches qu’il y a »… Bienvenue dans l’invisible.

Est-ce votre activité de médecin légiste qui vous a conduit à vous tourner vers l’invisible ?

J’ai pratiqué quelque deux mille autopsies sur une période de dix ans, tout en travaillant en archéologie sur quantité de squelettes et momies. À force d’être confronté à ces corps issus d’époques et de civilisations différentes, je me suis interrogé sur l’éthique des pratiques humaines autour de la mort. Je ne suis pas fasciné par les cadavres en tant que tels… Je m’intéresse en revanche à l’ensemble des rituels mis en place pour accompagner l’agonie et faire -accepter le décès. Jusqu’aux croyances dans l’au-delà qui soutiennent le pari de l’existence d’un autre monde. La mort est alors considérée comme une porte ouverte sur un monde invisible, et notre existence terrestre comme entourée, en permanence, par les défunts, les revenants, les fantômes, les esprits, et aussi ceux qu’on appelle les supra-humains, les ancêtres mythiques, les créatures surnaturelles, comme les yokai au Japon ou les loas en Haïti. C’est ce lien incessant entre la mort biologique et sa dimension anthropologique qui m’intéresse.

Comment définir cette « anthropologie de l’invisible » ?

Je ne me suis jamais posé la question de savoir si les fantômes existaient, mais pourquoi les gens y croyaient. À qui profitent les revenants et leurs manifestations ? Aux vivants, car ces apparitions sont toujours là pour mettre en évidence ou résoudre un problème, réparer une injustice. L’anthropologie de l’invisible consiste à mieux comprendre comment et pourquoi certaines civilisations établissent de telles relations entre les humains et le surnaturel. À quoi correspond cet au-delà ? Quelles sont ces entités invisibles ? Comment communiquer avec elles ? Qu’apportent-elles aux humains, sachant qu’elles ne sont pas toutes bienveillantes ?

Pourquoi fascinent-elles autant ?

Aujourd’hui, l’invisible régresse partout, dans les sciences chimiques ou physiques, en géographie, etc. Grâce aux progrès exponentiels de l’imagerie, on commence à pouvoir tout voir. Le médecin légiste que je suis est bien placé pour le savoir : lors d’une autopsie « blanche », on peut ne trouver aucune cause du décès, mais la microscopie ou la toxicologie peuvent révéler une anomalie, l’invisible devenant ainsi visible. Alors que la science occupe tous les champs aujourd’hui, les domaines les moins explorés par elle, comme la mort et l’au-delà, deviennent le refuge de multiples croyances. Si les pratiques religieuses et spirituelles extra-occidentales ont autant le vent en poupe, c’est parce que l’on va y chercher l’invisible.

L’invisible, c’est l’irrationnel ?

Je préfère le terme de surnaturel. L’irrationnel, c’est ce qui n’obéit pas à l’entendement, à la raison humaine. Le surnaturel, c’est ce qui est au-delà de la nature classique, au-delà de sa classification biologique et encyclopédique. J’aime à dire que l’invisible, c’est ce qu’on voit mieux quand on ferme les yeux… Tous nos sens sont alors mis en valeur pour saisir l’insaisissable, et permettre aux initiés de sentir, d’entendre parfois, les signes de la présence de ces entités surnaturelles. Nombre de cérémonies en lien avec les revenants se déroulent d’ailleurs à la tombée du jour parce que l’on fait alors moins bien la différence entre ce qui est réel et ce qui est fantasmé, entre ce qui est palpable et ce qui reste indéfinissable. Les fantômes peuvent apparaître quand on les appelle via un médium ou des objets intercesseurs (masques, fétiches, statues, vêtements cérémoniels…). Vers 1900, par exemple, des seins d’Eva Carrière (1884-1943), la « papesse des matérialisations », coulaient des filets ectoplasmiques… C’est par le corps érotisé de la médium qu’une partie du fantôme se manifestait, devenait palpable.

Pourquoi est-ce à la fin du XIXe siècle, au moment où la science triomphe, que le spiritisme s’impose ?

En effet, Thomas Edison (1847-1931), le scientifique américain, a inventé le phonographe, ancêtre du téléphone, mais aussi le nécrophone, qui devait permettre d’entrer en communication avec les morts ! Pour « placer le spiritisme sur une base scientifique […] et écarter définitivement les charlatans et les médiums », écrivait-il dans Le Royaume de l’au-delà. De nombreux autres scientifiques ont adhéré à des croyances surnaturelles. L’astronome Camille Flammarion (1842-1925), qui fréquentait des médiums, croyait aux fantômes, et tout un fonds photographique le montre dans des séances de tables tournantes. En tant qu’homme de science, il voulait explorer le pouvoir de l’esprit, les forces physiques, mécaniques, ou encore inconnues, que celui-ci pouvait exercer.

Le christianisme, de son côté, a parfois pris en compte le surnaturel pour légitimer les prières en faveur des âmes errantes du purgatoire…

C’est encore le cas à Naples, où il y a énormément de petits autels qui leur sont dédiés. En fait, les fantômes ont servi le christianisme lorsque l’Église a été décontenancée par l’avancée du cartésianisme — pour Descartes, Dieu existe mais il n’a qu’un rôle secondaire. Mais devant l’importance prise par le spiritisme devenu une quasi-religion, l’Église a réagi en mettant à l’index les livres du fondateur de la philosophie spirite, le Français Allan Kardec (1804-1869). Les ouvrages de spiritisme étaient même brûlés sur le parvis de la cathédrale de Barcelone.

Certaines conditions historiques favorisent-elles l’attrait de l’invisible ?

Ce fut le cas lors de la guerre de Sécession, aux États-Unis (1861-1865), quand le deuil des victimes, dont les corps n’avaient pas été retrouvés, était impossible. Pour que la mort soit acceptée, le mort doit être à sa place, ni trop près ni trop loin des vivants. Dans un tout autre contexte, la pandémie de Covid-19 a également entraîné une résurgence de croyances occultes. Partout en France de nombreuses familles se sont tournées vers le spiritisme, quand elles n’ont pu accompagner le proche mort et procéder aux rituels funèbres : pas de toilette pour les musulmans, pas de prière au moment du dernier souffle pour les juifs et les chrétiens. Ces « mauvaises morts » font rôder des âmes errantes, des fantômes et revenants insatisfaits. Une des façons de les apaiser est d’entrer en contact avec eux. Certaines personnes, on le sait, sont mortes seules durant l’épidémie. Une image qu’on a appelée « la main de Dieu » m’a bouleversé : le personnel soignant avait mis un gant en latex rempli avec du sérum physiologique chaud sur la main d’un patient pour qu’il ait l’impression qu’on lui tenait la main.

Dans votre livre, Picasso sorcier, vous évoquez un autre gant : celui de la photographe Dora Maar, couvert de sang…

De double ascendance italienne et arabo-andalouse, Picasso était très superstitieux. Grand collectionneur d’arts extra-européens, il prêtait une âme aux objets et ne laissait jamais traîner ses cheveux, ses ongles, ses vêtements, les traces de son sang ou de son écriture, craignant la magie noire et les envoûtements. Il confiait ces parties de lui-même aux femmes de sa vie et recueillait les leurs… Parmi ces reliques, le sang de sa muse Dora Maar sur un gant, voire des morceaux de la peau des pieds de sa compagne Marie-Thérèse Walter, sur lesquels il écrivait ! Le peintre était en alerte permanente, par crainte que des forces invisibles le possèdent et se retournent contre lui. La matérialité de son œuvre était une façon de se protéger de ce risque, et d’exercer une emprise sur le monde. Mystérieux génie dont le corps fut embaumé, Picasso se pense démiurge, dieu créateur, et associe femmes et enfants à sa création, en incorporant à ses œuvres des petits bouts de lui-même et de ses proches.

Des rites qui ne sont pas sans évoquer le vaudou, sur lequel vous avez beaucoup écrit.

Dans le vaudou haïtien ou béninois — mais aussi au Cameroun ou en Thaïlande —, on ne laisse rien traîner de soi. Il n’y a vraiment qu’en Occident qu’on oublie ses cheveux chez le coiffeur… Les poupées vaudoues en Haïti, achetées à l’entrée des cimetières, et ouvertes au niveau du flanc gauche comme les momies égyptiennes, sont ainsi remplies des traces de la personne ciblée, la future victime : ses notes manuscrites, sa signature dans l’idéal, ses cheveux, ses ongles, ou encore de la terre de son habitation, un bouton de chemise, une boucle d’oreille, etc. La poupée est ensuite clouée, près d’une tombe, à un arbre dont la sève est supposée être le sang des morts. Les défunts vont alors devenir les postiers infernaux de la transmission du mauvais sort.

Les zombies sont-ils aussi associés au mauvais sort ?

Le fantôme est une âme sans corps ; le zombie, un corps sans âme. Il en existe environ cinquante mille en Haïti, qui n’ont rien à voir avec les morts-vivants putréfiés des films de George Romero ou des séries comme The Walking Dead, qui reposent sur la peur panique du retour des morts, sur le fantasme de la mort contagieuse. Ces zombies-là sont au contraire réels et bien vivants ! Après le séisme de 2010 en Haïti, et la misère et le chaos qui s’en sont suivis, a eu lieu une véritable épidémie de zombies. Voleurs, violeurs, assassins, néfastes à la société, furent alors « zombifiés », c’est-à-dire jugés, enfermés dans des cercueils et drogués par des sociétés secrètes vaudoues qui en firent ensuite des esclaves dans des champs de canne à sucre. D’autres sont des personnes qui ont tout perdu, famille et biens, et qui vont volontairement remplacer un disparu dans une autre famille, combler un manque. Ces zombies incarnent une mort sociale, qui rappelle celle que l’on connaît en Occident. J’ai été médecin de prison pendant trois ans, confronté à des patients en état d’invisibilité sociale, comme le sont les SDF, certains pensionnaires des Ehpad ou chômeurs de longue durée.

Dans Autopsie des fantômes, vous évoquez la photographie spirite qui, au XIXe siècle, a participé de « la fièvre de l’au-delà ».

Elle est effectivement apparue de façon concomitante avec le spiritisme et prétendait fixer sur plaques des entités surnaturelles que l’œil ne voyait pas. Le photographe américain William H. Mumler, en 1861, sur la photo de son autoportrait a vu celle de son cousin mort douze ans auparavant. En réalité, il ne s’agissait que d’un défaut de -nettoyage de la plaque mais le procédé pouvait se révéler lucrativement profitable. Dans le même genre, une photo célèbre représente la veuve d’Abraham Lincoln photographiée avec, en arrière-plan, la silhouette spectrale de son mari. Des milliers de personnes ont ainsi voulu se faire photographier avec un défunt, même quand, assez rapidement, des procès ont établi la supercherie du procédé. Mais ça ne mit pas fin à la frénésie technologique de nombreux chasseurs de fantômes se lançant dans l’expérimentation de nouvelles machines. Il reste que, dans d’autres contextes culturels, la question se pose différemment. En Haïti, par exemple, la photo s’incline.

Que voulez-vous dire ?

Les zombies sont visibles, mais on ne peut pas les photographier tant qu’ils sont sous l’emprise d’un sortilège. J’ai ainsi tenté d’en prendre un en photo alors qu’il travaillait dans un champ de canne à sucre, et j’ai vécu une expérience qui se situe entre ma culture scientifique et le surnaturel. Sur tous mes clichés, en effet, j’ai bien capturé le paysage mais pas le zombie, qui aurait dû être au milieu du cadrage…

Comment l’expliquez-vous ?

Je ne l’explique pas rationnellement et suis à la limite de ma zone de confort scientifique. Avant l’exposition sur les zombies, qui se tiendra au Quai Branly en 2025, j’aimerais bien tirer au clair cette question du zombie que j’avais photographié et qui n’apparaît pas. Car si c’est un fait qui est reproductible, le phénomène devient vraiment intéressant sur le plan scientifique.

 - Débats & Reportages -
article de Gilles Heuré, Juliette Cerf paru dans Télérama le 01/08/22


PHILIPPE CHARLIER EN QUELQUES DATES 

1977 Naissance à Meaux. 
2002 Thèse en médecine légale et anatomopathologie. 
2005 Thèse en archéo-anthropologie. 
2014 Thèse en éthique biomédicale. 
2015 Zombis. Enquête anthropologique sur les morts-vivants (éd. Tallandier). 
2018 Directeur du département de la recherche et l’enseignement du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. 
2021 Autopsie des fantômes. Une histoire du surnaturel (éd. Tallandier) et Comment faire l’amour avec un fantôme ? Anthropologie de l’invisible (éd. du Cerf). 2
021 Dirige la collection « Terre humaine » (éd. Plon). 
2022 Picasso sorcier, avec Diana Widmaier-Ruiz-Picasso (éd. Gallimard).

À lire

Comment faire l’amour avec un fantôme ? Anthropologie de l’invisible, éd. du Cerf, 248 p., 20 €.

Autopsie des fantômes. Une histoire du surnaturel, éd. Tallandier, 320 p., 20,50 €.

jeudi 13 octobre 2022

Nihilisme Optimiste : La philosophie de Kurzgesagt (2017)

J'ai découvert Kurzgesagt ("en bref", en allemand) à partir d'un blog qui s'intéresse à l'animation sous toutes ses formes, et qui diffuse "du classique, de l'expérimental, de l'international, de l'intergalactique, du déjà vu, du rare, du trop connu, du beau, du moche, du bon, du mauvais, du chef-d’œuvre, du drôle, du déprimant, du n'importe quoi"
Je ne regarde jamais de vidéos sur youtube, ça rend neuneu, dix fois pire que la télé, devant laquelle je me prends pour DJ_Warsenatøn, puisque je n'y regarde que ce que je télécharge (sauf Arte, que j'ai bien essayé de télécharger, mais les programmes changent tout le temps).
Mais là, j’aime bien l’esprit de Optimistic Nihilism. 
C'est frais, léger et profond à la fois. 


Kurzgesagt, ce sont des centaines de programmes pédagogique manifestement conçus pour les jeunes; un jeune, c'est quelqu'un qui a dix ans de moins que moi, et un vieux, dix ans de plus. Cette définition présente l'avantage de se décaler en temps réel dans mon parcours d'impermanence. 
"L’impermanence règne sur le monde, voilà ce qui est permanent" disait Ajahn Chah dans « Tout apparaît, tout disparaît : Enseignements sur l'impermanence et la fin de la souffrance »). 
C'était quoi la question ? ah oui, Kurzgesagt produit et diffuse des vidéos de vulgarisation scientifique sur les trous de vers, le paradoxe de Fermi ou l'ultra-moderne solitude. Des millions de gens les ont regardé avec enthousiasme, aux quatre coins de l'univers connu (d'après les statistiques de fréquentation youtube), et toi, qu'attends tu-be ?


Si c'est new age, c'est une version compatible vieux boomers.
Il y a des sous-titres en français, et en 55 autres langues, si vous êtes étrange de l'étranger.
Et ils ont même une chaine youtube en français, mais avec moins de vidéos.
Il ne faut pas en regarder trop d'affilée, le traitement graphique est à la fois psychédélique et bisounours, c'est exprès, mais si on regarde des Rick & Morty par ailleurs, ou qu'on lit du John Constantine : Hellblazer, les 2 traitements s'annulent; Kurtzgesagt est un peu financé par Bill Gates, c'est délicieusement tordu, sinon ça serait trop beau, et si ça se trouve leurs vidéos dans les tons pastels sont juste là pour adoucir notre fin de vie, comme les vidéos de biche en forêt qu'on passe à Edward G. Robinson quand il va se faire euthanasier dans "Soleil Vert", au risque de divulgâcher ceux qui ont oublié l'avoir vu en 1972.
C'est pourquoi l'idée de “nihilisme optimiste” me parait relever d'un bon état d'esprit, si tant est qu'il ne s'évanouisse pas comme poudre de perlinpinpin dès que l'ordinateur sera éteint.
John Warsen l'avait prédit en 1997,
mais il ignorait qu'il serait encore à le rabâcher en 2022

Pour ceux à qui les vidéos youtube donnent de l'urticaire, il existe une version texte du nihilisme optimiste.
Sinon, pour ceux qui préfèrent malgré tout le Nihilisme Pessimiste, allez donc voir The Sadness, film d'horreur tourné à Taïwan, https://www.ecranlarge.com/films/critique/1438927-the-sadness-critique-du-film-le-plus-gore-de-lannee qui permet de passer quelques mauvais quart d'heure dans le Très Gore (entre Perros-Guirec et Guingamp, donc).
Je venais juste de tancer mon ainé pour avoir trouvé dans sa bibliothèque un volume de Crossed, la bédé violente, trash, amorale, malsaine et pour tout dire affreuse de Garth Ennis quand j'ai eu l'idée de regarder ce film, dont je découvre après coup qu'il en est très inspiré, 
et c'est bien fait pour moi.

Le Nihilisme Optimiste permet de triompher sans peine
des écueils de la Réalité Réelle Ratée (RRR)
- ici, Willem dans Charlie Hebdo du 14 septembre 2022 -

jeudi 6 octobre 2022

Claude Nougaro - Récréation (1974)

Comme l'explique très bien ClashDoherty sur feu son blog, fermé en juin 2021 parce qu'il a eu le courage de reconnaitre que l'entretien de sa tribune en ligne lui avait fait perdre la raison et la maitrise de sa vie ("Vivre sans me casser le derche à essayer de maintenir ce blog, c'est une immense respiration pour moi, je ne me suis jamais senti aussi LIBRE que depuis que j'ai pris cette décision mûrement réfléchie"), les albums que Claude Nougaro sort dans les années 70 se vendaient beaucoup moins que ceux de Carlos Castaneda pendant la même période, et Récréation sans doute encore moins que les autres, puisqu'il est entièrement constitué de reprises (des décennies avant les audaces des disques entiers de covers d'Arno et de Florent Pagny) de chansons françaises souvent assez anciennes, qui font partie des préférées de Nougaro.
Les chansons elles-mêmes sont précédées de courts sonnets (qui valent mieux que les roupies de cent sonnets) à la gloire de chacun des auteurs d'origine, sonnets mis en musique par Jean-Claude Vannier, l'arrangeur dément de L'histoire de Melody Nelson, qui signe aussi quatre chansons sur l'album, et ça s'entend. 


J'ai découvert ce disque à l'adolescence, et en restai longtemps comme deux ronds de flan, hagard devant tant de modernité langagière et d'inventivité orchestrale. A côté de ça, le "No Fun" des Stooges repris par les Sex Pistols me sembla d'une insondable ringardise, surtout qu'il n'était pas encore sorti, mais surtout aussi après m'être enfilé "Pistol", la série biopic des Sex Pistols par Danny Boyle, et ses indispensables compléments, l'échevelé et tragique documentaire "The Filth & the Fury" et le sordidement pathétique "The Great Rock'n'roll Swindle" du même Julian Temple, qui donne envie de verser du plomb fondu dans les narines (et d'autres orifices si affinités) de Malcolm McLaren, et pourtant c'est pas très chrétien. 
Qu'ai-je renié mon humanité pour adorer de tels imprécateurs de carton-pâte, fabriqués par un vendeur de fringues ? Fallait-il que je sois en manque de repères. Quelle bande de tristes crétins, ivres de leur colère et de leur inconséquence (J. Rotten semble le moins stupide du lot, mais s'égare facilement dans des vertiges haineux, il faut dire qu'ils ont tous eu une enfance difficile, même si ça n'excuse pas tout, on comprend mieux leur besoin de revanche, et de vengeance de classe pour J. Rotten) Les chansons de l'album "Never mind the Bollocks" étaient très réussies, mais les personnes qui les ont créées étaient promises à l'échec et à la ténèbre, ontologiquement sinistrées au-delà de tout secours. C'est pourquoi je leur ai toujours préféré les Damned. Et qu'ai-je fait de leur rage soi-disant incandescente, à part m'abonner à Rock & Folk et me faire braquer par des dealers de mauvais shit, sur une petite route de campagne ? 
Rien de tel chez Claude Nougaro : drame passionnel avec menaces de mort par lapidation (les petits pavés) sexisme ordinaire (le scaphandrier), chansonnette égrillarde de harcèlement digne de comiques troupiers (Pouêt-Pouêt), agonie silencieuse d'un vieillard dans l'indifférence de sa bonne femme partie courir le guilledou et ramasser de la psilo (Bonhomme), pas de doute, on est bien en France; et musicalement : bossa-nova, jazzifications élégantes et discrètes, versions orchestrales savamment déstructurées, javas martiennes, un peu de tout, mais rien qui fasse suffoquer de dégoût et vous laisse pantelant de négativité comme les Pistols ont pu le faire.  
Je n'en dirai pas plus sans mon avocat, car presque cinquante ans après leur re-création, ces chansons respirent encore, Monsieur le Juge, et je n'en dirais pas autant de vous.

les infos :
les crédits de l'album :
le disque en paillettes à réhydrater dans une bonne bassine d'eau fraiche, comme les pifies :
Il y a deux ou trois inédits, parce que cette version de Récréation est issue d'une intégrale de Nougaro en 29 CD sortie en 2013 intitulée "l'Amour Sorcier".